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Vers un grand remplacement cognitif?

Entretien avec Laurent Alexandre, qui publie "ChatGPT va nous rendre immortels" (JC Lattès, 2024)


Vers un grand remplacement cognitif?
L'essayiste, chirurgien et énarque Laurent Alexandre © Hannah Assouline

Dans son nouvel essai, Laurent Alexandre, cofondateur du site doctissimo.fr, lance un appel pour que nos gouvernants cessent de voir l’Intelligence artificielle (IA) uniquement sous un jour économique. Le défi anthropologique qu’elle nous pose se doublerait d’une menace pour l’humanité.


Causeur. Pourquoi l’IA suscite-t-elle vos inquiétudes ?

Laurent Alexandre. Il y a vingt ans, les experts s’accordaient à dire que le dépassement de l’homme par les machines se produirait à la fin du siècle. Mais depuis lors, le consensus a été nettement révisé, puisque l’échéance est désormais estimée à 2031 ou 2032. L’IA est ainsi devenue un enjeu crucial et pressant, qui n’est pas suffisamment pris au sérieux par les décideurs. Ils n’y voient qu’une affaire d’investissements et d’emplois, alors que c’est la question même de notre existence qui est posée. N’oubliez pas ce que le père de l’IA moderne, le chercheur canadien Geoffrey Hinton, a déclaré, en février dernier au Financial Times : « J’estime que la probabilité pour que l’IA extermine la totalité des êtres humains d’ici 2044 est de 10 %. »

N’est-il pas fallacieux de laisser croire que l’on peut probabiliser ce genre d’événement ?

Pour bien réfléchir à ce problème, il faut surtout éviter d’adopter une posture trop défensive. Et se dire que notre dépassement par les machines est un phénomène inéluctable, dont la gestion doit être pensée de toute urgence. Je peux vous dire que dans le domaine de la santé, par exemple, que je connais bien, la messe sera dite d’ici cinq ans : l’IA produira de meilleurs diagnostics que les médecins, même dans l’hypothèse où les progrès seraient lents.

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À quelle vitesse les progrès de l’IA avancent-ils ?

Difficile à dire. Vous avez la position prudente d’un Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, qui pense que les modèles de langage comme ChatGPT atteindront vite un certain plafonnement. Et il y a d’autres voix plus audacieuses, comme Sam Altman, le père de ChatGPT, qui prévoit la création d’une super-IA, incomparablement plus intelligente que l’ensemble des intelligences humaines réunies, pour avant 2033.

Après avoir été limogé vendredi 17 novembre 2023 de la direction générale de Open AI (ChatGPT), Sam Altman (photographié ici à San Fransisco le 16) vient d’être recruté par Microsoft © Eric Risberg/AP/SIPA

Certains anticipent aussi le développement d’une IA générale, dite « AGI »

Oui, une IA capable de raisonner aussi efficacement que l’homme sur l’ensemble des champs de la cognition et non plus seulement par sous-catégorie de compétences. Cela produirait alors une véritable révolution anthropologique.

Pourquoi ?

Cela reviendrait à l’apparition d’une nouvelle espèce. En d’autres termes, nous risquons de devenir la deuxième espèce la plus intelligente sur terre. Cela provoquera un changement de notre place dans le cosmos.

Vous venez à l’instant d’employer le futur de l’indicatif, et pas le conditionnel. Comme souvent dans votre livre, alors qu’il s’agit des débats spéculatifs…

Je n’exprime quasiment jamais mon opinion, mais celle des experts.

On devine quand même votre point de vue, de manière implicite.

J’assume un côté « lanceur d’alerte technologique ». La compétitivité des laveurs de carreaux « biologiques », qui travaillent trente-cinq heures par semaine, ne pèsera bientôt plus tellement lourd face à des futurs laveurs de carreaux « technologiques », qui seront actifs 24 h/24 et posséderont l’intelligence d’un polytechnicien. On risque une « gilet-jaunisation » générale, tous les experts de l’IA le craignent. Et je partage cette crainte.

Ne croyez-vous pas que l’on se prépare déjà, à bas bruit, à cette révolution ? Prenez par exemple l’écologisme punitif, qui enseigne la haine de l’humain et de son développement. Ne s’agit-il pas là d’une propédeutique inconsciente à l’acceptation de notre déclin ?

Si le taux de fécondité s’effondre effectivement dans beaucoup de pays, c’est en partie à cause de la peur d’une catastrophe écologique. La haine de l’homme induite par l’écologisme se traduit en somme par une baisse du nombre de cerveaux humains mobilisables au moment où l’IA explose. J’y vois les prémices d’un grand remplacement cognitif.

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Un autre signe de l’acceptation collective et inconsciente de notre dépassement par les machines n’est-il pas la théorie du genre, qui se propose de nous libérer de notre substrat biologique ?

Cela nous prépare en effet à accepter demain des technologies telles que l’utérus artificiel, qui nous sera présenté comme plus éthique, car sans recours à ces victimes d’une forme d’oppression que sont les mères porteuses. Mais allons plus loin. Le transhumanisme, qui consiste à équiper l’homme avec des prothèses physiques et cognitives, pourrait bien un jour être supplanté par le posthumanisme, soit l’hybridation totale, l’abandon du corps biologique et la numérisation de la conscience. Affirmer, comme le fait la théorie du genre, que l’humain est fluide, malléable, réinitialisable, revient à promouvoir cette hybridation totale.

Quelle est votre position morale face à ces perspectives ?

En l’espace d’un an, j’ai évolué. Dans l’hypothèse où Sam Altman aurait raison – et il n’a jamais dit de bêtises jusqu’à présent –, deux dilemmes majeurs se poseront l’un après l’autre : d’abord faut-il ou non autoriser la neuro-augmentation (le transhumanisme), puis, dans quelques décennies ou quelques siècles, doit-on ou non autoriser la fusion intégrale de l’homme avec l’IA (le posthumanisme) ? Ce n’est pas forcément une perspective qui m’enthousiasme. Et je cite Luc Ferry, qui dit préférer vivre mille ans sous une forme biologique augmentée, plutôt qu’éternellement en ayant la consistance physique d’un microprocesseur.

Les prospectives auxquelles vous vous référez sont formulées par des personnalités reconnues de la tech comme Elon Musk, qui a créé l’entreprise d’implants cérébraux  Neuralink, ou Raymond Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google. Or, à la différence des prophètes du passé, ces gens-là décident de l’avenir qu’ils prédisent. Ne devons-nous pas nous interroger sur leur honnêteté intellectuelle ? Leurs affaires juteuses ne les poussent-ils pas à faire de la surenchère dans les annonces ?

Peut-être exagèrent-ils. Mais, même si la rupture se produit en 2050 plutôt qu’en 2033, l’histoire de l’humanité en restera quand même bouleversée.

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Docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’ESSEC et conférencier. Il a dirigé en 2022 l’ouvrage collectif Malaise dans la langue française et a publié Le statistiquement correct aux Éditions du Cerf en septembre 2023.

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