La lecture émotionnelle de notre histoire légitime sa déconstruction et son effacement. En héritier de Voltaire, Arthur Chevallier prône une approche rationnelle, celle-là même qui a permis d’écrire notre « roman national ».
« La suppression de l’histoire rendrait les peuples plus heureux », estimait Paul Valéry. Elle les délesterait en tout cas d’un fardeau aussi lourd qu’enrichissant, et les priverait du plaisir – de la nécessité ? – de le façonner à leur convenance. L’histoire de l’histoire prouve qu’on a affaire à un matériau malléable qui se prête à toutes les interprétations et à toutes les instrumentalisations. Mais ce n’est pas ce que déplore Arthur Chevallier dans son nouvel ouvrage. « De la décapitation de Louis XVI à la victoire du Front populaire, des journées d’août 1792 à celles de mai 1968, en passant par la bataille d’Austerlitz en 1805 et la Commune de Paris en 1871, l’histoire récente de la France donne des exemples de tout pour tout », reconnaît-il, et l’éditeur-historien de démontrer tout ce que notre passion de l’histoire doit au XIXe siècle : la Restauration a dicté à la monarchie, revenue après la Révolution et l’Empire, la nécessité d’asseoir sa légitimité politique en faisant appel aux historiens ; ce que fera à son tour, et à sa manière, la IIIe République.
La culture commune en danger
Chevallier pointe une nouveauté inquiétante : la lecture de l’histoire passée au filtre des émotions, le règne tout-puissant de l’irrationnel qui ouvre grand la porte à la déconstruction, et donc au délitement de ce qui peut nous rester de culture commune, de liant national. De quoi faire passer Michel Foucault, qui estimait que l’histoire est un outil d’oppression, pour un inoffensif rigolo.
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L’interprétation émotionnelle – et non plus scientifique ou politique – de l’histoire justifie le déboulonnage des statues, alimente la concurrence victimaire et légitime des « journées mémorielles » hors-sol. La mémoire hissée au rang de « devoir » ne rafraîchit pas le passé dans l’esprit de nos concitoyens et impose encore moins cette rationalité qu’Arthur Chevallier appelle de ses vœux. « C’est parce qu’elle s’expose au chaos émotionnel que l’humanité a préféré domestiquer la mémoire en créant l’histoire, en imaginant des protocoles de recherche, des règles de pensée, des lieux d’enseignement comptant comme autant de passeports préparatoires à l’exploration d’une contrée dangereuse. » Mais il se navre qu’« en ce début de XXIe siècle, la politique des émotions recouvre toutes les formes d’expression. Les œuvres sont appréciées en fonction de l’idéologie à laquelle elles se rapportent. La lutte se résume à détruire ce que l’autre camp a construit, quitte à oublier l’autre affrontement essentiel, celui entre l’intelligence et la bêtise ». Cette bêtise qui se nourrit d’ignorance.
Une passion française
Il est loin le temps où, pour se moquer des Français passionnés par les anniversaires historiques, Mark Twain pouvait ainsi singer un discours politique : « Si l’homme du 2 décembre n’avait pas existé, le 27 février fatal n’aurait pas eu lieu, le 30 janvier n’aurait pas fait couler tant de larmes amères, le 18 septembre aurait été épargné à la France. Mais nous devons nous consoler de ce triste spectacle en songeant que, si le 2 décembre n’avait pas eu lieu, il n’y aurait pas eu non plus de 13 mars. »
Arthur Chevallier, L’Histoire à l’épreuve des émotions, Le Cerf, 2024.