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La demoiselle aux leggins blancs

La carte postale marocaine de Driss Ghali


La demoiselle aux leggins blancs
DR.

Le Maroc aussi a son camp du Bien. Par esprit de contradiction, j’en suis et je n’en suis pas.


Notre contributeur Driss Ghali vient de publier De la diversité au séparatisme : Le choc des civilisations, ici et maintenant, Éditions Complicités • La rédaction

De la diversité au séparatisme : Le choc des civilisations, ici et maintenant

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À force de brasser des concepts (et beaucoup de vent au passage probablement), l’on finit par oublier que les idées se forgent et s’incarnent dans le réel. En l’espace d’une matinée au Maroc, j’ai pu revisiter les concepts d’autorité, de féminité et d’identité. Le tout gratuitement ou presque.

8h00 du matin, je décide d’aller à la salle de sport située dans le quartier de mon enfance à Rabat. Homme déconstruit, je m’y rends en transport collectif au lieu de prendre la voiture, histoire de réduire mon bilan carbone. Je descends du bus tout près du commissariat. Je m’abrite du soleil pour consulter mes emails, à quelques encablures du fitness center. 

Quand soudain, elle s’avance vers moi. Elle, la dame à la djellaba noire et au foulard noir surmonté de pierres qui scintillent. Aucun maquillage, elle a visage blanc comme une statue de cire.

« Monsieur, c’est vous qui avez pris mon fils ce matin ? ».

Moi ? Moi, prendre quelqu’un ?

« Monsieur, je suis venu chercher mon fils. Est-ce que c’est vous qui l’avez pris ? »

Puisque je suis devant le commissariat, elle m’a pris pour un flic. J’ai une tête de flic moi ? On me prend habituellement pour un neurologue avec mon air préoccupé et mes doigts de pianiste. Une fois, au Brésil, j’ai réussi à faire croire à la réceptionniste de l’hôpital que j’étais médecin. Je n’ai pas eu à me forcer, j’ai la tête du métier. Comme elle était mignonne, j’ai joué le rôle avec entrain. Mais, ce matin, je suis pris au dépourvu. Qu’a-t-elle vu en moi avec ma barbe de trois jours, ma sacoche à deux euros de chez Décathlon, ma chemise polo et mon jean bleu foncé ?

Je la fixe dans les yeux, sans craindre de la gêner, je veux voir en elle comme elle a cru voir en moi. Et j’espère ne pas me tromper.

Elle est là la mère. La mère digne et aimante, au visage délavé par l’inquiétude, prête à tout pour sortir son fils de taule. La cinquantaine, pas plus. De taille moyenne. Svelte sous sa djellaba. Ni belle ni moche. Elle souffre, c’est le plus important et la souffrance la rend noble donc belle dans un sens, de la beauté que l’on observe dans les musées, posée sur un piédestal ou couchée sur une toile. Elle incarne l’idée de la maternité, l’apothéose probable de la féminité. Je peux encore écrire cela au Maroc, personne ne me mettra en taule pour « masculinité toxique », nous ne sommes pas en France.

« Non, Madame, je ne travaille pas ici, je ne suis pas policier ».

Elle me sourit et baisse les yeux, ni contrariée ni apaisée. Elle va attendre encore et encore, jusqu’à l’épuisement, comme une bougie qui se consume.

Que Dieu nous pardonne les ennuis que nous causons à nos mères.

J’ai tourné le dos à la mère, pressé de m’occuper de mon tonus musculaire.

J’arrive à la salle de sport, un repère de bourgeois comme moi. Pas riches, juste bourgeois c’est-à-dire conscients de la distance qui les sépare des pauvres. L’être bourgeois mêle la certitude d’appartenir au système à la peur du déclassement. Il voit dans le pauvre une autre version de lui-même, c’est-à-dire ce qu’il pourrait devenir « si les grands équilibres sont modifiés ». Il s’en éloigne pour cela, physiquement bien sûr, mais aussi mentalement en cultivant des mœurs et des valeurs contraires aux siennes. Si le pauvre est islamiste, le bourgeois est sécularisé. S’il est pro-Hamas, lui est pro-autorité palestinienne. S’il est arabisant, lui est francisant. Si le gosse du pauvre se met à apprendre le français, le gosse du bourgeois se pique de parler anglais à ses parents.

Le Maroc aussi a son camp du Bien. Par esprit de contradiction, j’en suis et je n’en suis pas.

Objectif de la session : RPM. Savez-vous ce que c’est que le RPM ? Je viens de l’apprendre, laissez-moi donc faire étalage de ma science nouvelle. RPM signifie revolutions per minute. On s’assoit sur un vélo dont la selle vous transperce les hémorroïdes et l’on pédale – on fait des révolutions – sous la supervision d’un coach, forcément dynamique et survolté.

En l’occurrence, le coach était une demoiselle, vêtue de leggins blancs, visible à l’œil nu à cinq km à la ronde. Visible des hommes pour l’admirer et des femmes pour la fustiger. Le haut et le bas était de la même texture, une sorte de tissu synthétique qui épouse les formes et absorbe la sueur. Le ventre était désespérément plat telle une plaque de ciment peinte en beige.

Nous étions deux élèves, un jeune cadre dynamique, aux lunettes fines, et moi, un ancien jeune cadre dynamique, aux lunettes fines également.

L’essayiste Driss Ghali. D.R.

Le cours commence. Nous sommes aux ordres de la demoiselle qui nous commande d’une main de fer. « Accélère ! Augmente la résistance ! Détends tes épaules ! Contracte ton ventre ! Serre les coudes ! »

Si mon grand-père était vivant, il aurait eu le vertige. Une femme sur le devant de la scène, menant le bal et des hommes qui obéissent de bon gré. Impensable dans le Maroc d’avant. Que de choses se sont passées en une ou deux générations. Il est peut-être normal que ça craque de partout, quand ça va trop vite on a des luxations. Notre tendinite à nous est l’islamisme qui est probablement une tentative de compenser la libération de la femme en la voilant. Elle a le droit de commander à des hommes mais elle est voilée, l’honneur est sauf ! L’équilibre est préservé !  Va savoir.

« Allez, debout ! Bombe la poitrine et accélère ! C’est ça, Yes ! Yes ! »

Tout est américain : le concept du RPM, la musique stridente (je ne supporte plus Taylor Swift, remixé à l’infini), l’idée du dépassement de soi par le « fun ».

Tout est américain ou presque. Nous sommes au Maroc et la prof s’adresse à nous en français. Quelque chose ne va pas. Je connais peu de peuples qui renoncent aussi facilement à leur langue maternelle. Cette demoiselle serait bien plus persuasive si elle nous parlait en arabe. Elle serait bien plus performante peut-être, nous le serions tous. Nous ferions plus attention à ses instructions qu’à son accent à la dérive : « les pieds pointés vers le sol » deviennent « les pieds pointés vers le seuil ». C’est mignon mais ce n’est pas optimal. Pourquoi s’imposer le diesel quand on roule à l’essence ? Pourquoi vivre en-dehors de soi ?

C’est comme si nous vivions un rêve et pour ne pas le confondre avec la réalité on parle le français. Il s’agirait de quelque chose de réel, nous parlerions l’arabe. Ou peut-être que nous avons l’impression de vivre dans le péché, alors il faut parler une langue étrangère afin de placer une distance entre nous et notre personnage, histoire de se sentir moins coupables. Dans ce cas, nous serions tous des acteurs qui jouent un rôle une vie durant. Va savoir.

Le Maroc s’accroche à la langue française comme on s’accroche à une planche de salut. Il incarne probablement la plus belle réussite de la francophonie. Le président Macron, en a-t-il conscience ? En tire-t-il des conclusions ? Je crains qu’il se moque éperdument des « Yes ! » et des « Gooooo ! » de la jeune demoiselle en leggins blancs. Il serait peut-être soulagé si elle ne s’exprimait qu’en anglais : un rappel de moins de ce que fut la grandeur de la France.

Quant à moi et à mon collègue d’infortune, au bout de 40 minutes de révolution, nous étions des naufragés, fiers de leur naufrage. Nous avons dû perdre deux litres d’eau et 10 grammes de graisse. Pas mal !

Nos grands-parents ne faisaient pas de fitness. Ils travaillaient la terre, c’était leur exercice. Mais, le monde a changé et il a bien changé dans un certain sens. Les hommes font du sport et les femmes attendent leurs enfants devant le commissariat et crient au son de Beyoncé « allez, move ! ».

Vive le Progrès !




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Ecrivain et diplômé en sciences politiques, il vient de publier "De la diversité au séparatisme", un ebook consacré à la société française et disponible sur son site web: www.drissghali.com/ebook. Ses titres précédents sont: "Mon père, le Maroc et moi" et "David Galula et la théorie de la contre-insurrection".

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