Les générations ne se succèdent pas, elles s’enchaînent. Cette continuité immuable était assurée par la famille et la nation. Mais ces institutions sont affaiblies et l’individu est désormais délié de toute appartenance, de sa naissance (programmée) à sa mort (décidée).
La mort, nous la voyons tous les jours passer sous nos fenêtres, mélangeant les existences, les entraînant dans un flux incessant, celui des enfants qui vont à l’école ou des habitués qui font leurs courses. Il suffit du spectacle de ces allées et venues, il suffit qu’on me dépasse dans la rue, ce qui devient de plus en plus facile, pour que s’impose une évidence : à chacun son tour, chacun à sa place, dans un flux qui pousse de côté les existences périmées. On s’en aperçoit surtout quand viennent à manquer des figures que nous ressentions comme emblématiques du quartier, comme cet estropié qui faisait le tour de son bloc en fauteuil roulant. Le « grand remplacement » n’est pas qu’un slogan politique, c’est un principe ontologique, inhérent à la vie elle-même.
Mouvement vital et tragique
Les enfants, en groupe ou accompagnés, paraissent échapper encore à cet engrenage, comme en marge du temps. C’est du moins ce qu’on éprouve au spectacle de classes qui vont au stade ou en reviennent. Au contraire des quarantenaires ou cinquantenaires, en particulier les femmes (à cause du bruit des talons sans doute) qui règnent sur les trottoirs, équipés pour ne communiquer qu’à travers leur portable, allant d’un pas alerte et résolu vers ce qu’ils ne veulent pas voir, leur remplacement, leur mort.
Un auteur exemplaire a pu évoquer à la fin des années trente le lien entre la naissance et la mort, la nécessité que l’individu disparaisse au profit de l’espèce et même qu’une espèce disparaisse « au profit de la réalisation de la vie dans des formes toujours nouvelles[1]. » On le voit par contraste, l’écologie, voulant par principe que rien ne disparaisse, refuse de reconnaître le mouvement vital et tragique qui nous entraîne. Elle dispense des avertissements nécessaires, mais elle a aussi des limites qu’elle ignore, en particulier l’inscription de l’humanité dans l’histoire – ce qui n’est pas rien.
Le propos de Landsberg va contre les impressions que suggère l’ambiance urbaine actuelle aussi bien que contre l’idéologie écologique. Nous oublions que les existences, les générations ne se succèdent pas, mais qu’elles s’enchaînent, s’intègrent à une histoire dont l’humanité est l’auteur. Cette continuité productive est assurée essentiellement par deux institutions, la famille et la communauté politique, la nation. Celles-ci étant actuellement affaiblies, la référence devient l’individu délié de toute appartenance, inscrit dans les limites de son état civil, mais se projetant dans l’humanité entière qu’on tend à ne voir que comme une multitude d’individus. Ce n’est donc pas un hasard si en ce moment, les débats les plus vifs, les débats « sociétaux », portent sur le commencement et la fin des existences individuelles, sur l’avortement et « l’aide à mourir ».
Quant aux conflits toujours possibles entre les prétentions des individus, on les considère en oubliant qu’ils interviennent dans un cadre particulier, celui de communautés politiques porteuses de projets : ils sont de plus en plus souvent arbitrés par la jurisprudence, nationale ou supranationale[2]. Cet aboutissement, qui met face à face les existences individuelles et la puissance de juger, semble être la sécularisation d’une doctrine que la liturgie catholique reprend chaque dimanche : le Christ est « monté aux cieux, il est assis à la droite de Dieu » d’où il reviendra à la fin des temps « pour juger les vivants et les morts », ce que l’on appelle couramment « le Jugement dernier ». Ce jugement ultime, sans appel, au-delà du politique, semble exercé dès à présent, en ce bas monde, par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme. Une mentalité cléricale sécularisée ajoute une justification eschatologique à un pouvoir qui, de manière irréaliste, se projette à la fin des temps et charge notre médiocre actualité d’une signification qu’elle ne peut pas porter. Ce à quoi Landsberg, citant Miguel de Unamuno, oppose[3] un élément important de la piété populaire, la croyance au Purgatoire, lieu essentiel bien que dépourvu de statut théologique. « Le peuple catholique, dit Unamuno, ne renoncera jamais à la croyance au Purgatoire, lieu où l’existence du mort, la condition de son âme, sont accessibles à l’activité charitable des vivants. » C’est en effet pour les « âmes du Purgatoire » qu’à la Toussaint, on invite à prier. Dans le Purgatoire, les âmes, séparées des corps ensevelis, poursuivent avec ceux qui sont encore en ce bas monde une histoire commune, jusqu’au « Jugement dernier ». Dans ces conditions, Jésus-Christ reste, comme il l’a dit quand il participait à l’humanité, celui qui sauve et non celui qui juge.
Les souvenirs tuent la mort
En attendant, certains de nos prédécesseurs, qui ont été canonisés, font figure de modèles, dans l’ordre laïque ou dans l’ordre religieux, témoignant de la capacité historique de l’humanité au-delà de la mort. Mais plus proches, plus sensibles nous sont sans doute ceux dont la mort nous a séparés, mais qui figurent encore dans notre vie personnelle, dont nous attendons quelque chose, leur vie terrestre nous semblant avoir été un commencement, une esquisse entremêlée avec la nôtre. De ceux-là, dont on a cru pouvoir « faire son deuil » mais dont la présence résiste et interroge, qui sont pour nous des repères et des questions, on peut dire qu’ils ne sont pas complètement morts puisque nous sommes vivants et que nos existences sont avec les leurs dans un rapport d’intrication.
Que nous ayons avec eux des « comptes à régler » ou que soyons en dette à leur égard, leur présence insistante nous protège en tout cas de l’idée désespérante et paresseuse qui porte à considérer l’humanité comme un flux alors qu’elle apparaît plutôt comme une aventure qui enjambe la mort, un compagnonnage que la mort peut blesser mais pas abolir, une fraternité.
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[1] Paul-Louis Landsberg, « Essai sur l’expérience de la mort », p. 18, Le Seuil 1951. Philosophe allemand, Landsberg a quitté son pays quatre jours avant qu’Hitler s’empare du pouvoir pour vivre à Paris ou en Espagne. Passé en zone sud en 1940, arrêté en 1943 à Pau par la Gestapo et déporté, il est mort au camp d’Oranienburg en mars 1944. L’article auquel envoie cette note a d’abord été publié en français dans les années 1930. Jean Lacroix qui a préfacé le recueil posthume de 1951, indique que Landsberg, bien que s’affirmant catholique, avait des désaccords avec l’Église, en particulier sur le suicide. Il portait toujours sur lui de quoi en finir si la Gestapo l’arrêtait, mais à la suite d’une expérience mystique, il a renoncé à s’en servir.
[2] Cf Jean-Eric Schoettl, La Démocratie au péril des prétoires : de l’État de droit au gouvernement des juges, Gallimard 2022. .
[3] Cité page 45 d’« Essai sur l’expérience de la mort ».