Un livre sur Depardieu écrit par deux journalistes du Monde ? On s’attendait à une analyse haineuse et malhonnête. Pas du tout ! L’enquête de Bacqué et Blumenfeld retrace la vie mouvementée, les blessures et le génie d’un géant français.
Une affaire très française - Depardieu, l'enquête inédite
Price: 20,90 €
35 used & new available from 2,19 €
En ouvrant Une affaire très française – livre-enquête sur le cas Depardieu – de Raphaëlle Bacqué et Samuel Blumenfeld, tous deux journalistes au Monde, je m’attendais, je l’avoue, à une analyse malhonnête, haineuse et à charge totalement dépourvue de nuance. Je m’attendais aussi à un tas de mensonges, d’informations imprécises, tronquées, tordues dans tous les sens et manipulées, afin de noircir le tableau encore et encore. Il faut dire que la promo de leur livre commençait mal ! Commentant dans Le Nouvel Obs l’intervention d’Emmanuel Macron pour défendre Depardieu, Bacqué déclare : « D’abord, c’est parce que Depardieu lui-même lui a téléphoné. Tout comme sa fille Julie, qui a plaidé la cause. » Julie aurait téléphoné au président pour plaider la cause de son père ? Je la connais, ça ne lui ressemble pas. D’ailleurs, elle m’a dit que c’était faux. D’où Bacqué tient-elle cette information ?
Un homme blessé
Rien que pour m’énerver, j’ai quand même souhaité lire cette Affaire très française. Et surprise : bonne surprise ! Je m’étais trompé. Ce livre est avant tout le portrait d’un monstre sacré. Il raconte ce qu’on a toujours raconté sur cette race particulière. Avec parfois, en ingrédient nouveau, le petit plaisir de voir le monstre tomber. Bon, peut-être pas le plaisir, mais au moins, particulièrement dans les dernières pages, l’idée que c’est justice qu’il soit tombé, parce que, vraiment, il est allé trop loin. Cependant, ce n’est pas le ton général du livre. En vérité, cette Affaire très française est l’une des choses les plus positives faites sur Depardieu (en l’occurrence pas pour Depardieu) depuis que le scandale a éclaté. Ces pages viennent doucement estomper l’image de gros porc odieux et d’ordure inhumaine qui collait à la peau de l’acteur depuis plusieurs mois. Elles décrivent une force de la nature fragile, un homme blessé, déchiré, à vif, tentant de vivre avec ses blessures, de se débattre avec son génie – ce soleil, noir parfois – comme il le peut. Même dans le chapitre consacré à la relation mouvementée Pialat-Depardieu, et notamment aux tournages de Police et de Sous le soleil de Satan, violents selon plusieurs acteurs, la star apparaît plus humaine que jamais. Au travers des humiliations qu’il inflige notamment à Sophie Marceau, c’est à lui-même qu’il semble faire du mal. Du reste, même cela, il le fait pour plaire. Toujours plaire. Être aimé. De qui ? En l’occurrence de Pialat qui – écorché vif et monstre génial lui aussi – en devenait toxique pour les autres. Depardieu suivait ce grand maître qu’il admirait. Dans sa relation avec le réalisateur, les auteurs décrivent Depardieu comme un « petit garçon anxieux et turbulent » qui « cherche à plaire à son désormais mentor ».
A lire aussi : En attendant le changement de millénaire, dans les Alpes, avec Roman…
Les auteurs n’éludent pas la face solaire de l’artiste. « Gérard est toujours généreux avec les autres. Certaines stars, une fois hors champ, ne se préoccupent plus des autres acteurs. Depardieu, c’est tout le contraire. Il accepte de refaire dix fois une prise, donne à nouveau la réplique, soutient du regard son partenaire, afin qu’il donne sa pleine mesure. » Surtout, et c’est son immense mérite, le livre ne fait nullement l’impasse sur le génie de Depardieu qui est sans cesse rappelé, analysé et encensé. Je déplore souvent que l’art ne soit plus le sujet (les réactions à la tribune « N’effacez pas Gérard Depardieu » l’ont largement prouvé[1]). Ici, ce n’est pas le cas. Bacqué et Blumenfeld ne dissocient pas les blessures de l’acteur de son génie, de ses débordements, de son autodestruction. C’est un lot. Les multiples faces du monstre se nourrissent les unes les autres. « Or, si Gérard Depardieu est si grand – sur un écran de cinéma et une scène de théâtre s’entend –, il affiche aussi, mieux que quiconque, les affres de cette grandeur. » Eh oui ! Le génie se paye. Et ça, il faut reconnaître que le duo du Monde ne le conteste pas.Ils comparent longuement Depardieu à Marlon Brando. Ils auraient pu citer une chanson de Guillaume, son fils, contenue dans l’album Post Mortem – paru après sa mort prématurée. Dans « Marlon », Guillaume Depardieu adopte le point de vue de Cheyenne – la fille de l’acteur américain – frappée par un destin tragique elle aussi. « Marlon cet égoïste / ce monstre d’amour noir », hurle-t-il accompagné des accords délicats et sombres d’un piano seul. « Marlon ce mal-aimé / s’est tiré comme un crevard / sur une île il m’a laissé / dans le ruisseau me noyer / dans son regard, dans son regard. » Guillaume comparait souvent son père à Brando. Depardieu, ce mal-aimé qui a du mal à aimer. Et s’il aime, peut-être a-t-il du mal à le montrer. Peut-être souhaite-t-il laisser penser le contraire et fuir, ou détruire et se détruire. Bacqué et Blumenfeld reconnaissent également la part de provocation chez l’acteur. « Alors, comme souvent lorsqu’il est attaqué, Depardieu en rajoute », écrivent-ils au sujet de sa rencontre avec Kadyrov succédant à celle, très critiquée, avec Poutine, qui se serait transformée en (vraie ou fausse ?) amitié. Ils vont même jusqu’à s’interroger sur la véracité de certains propos de Depardieu, notamment ceux sur sa jeunesse à Châteauroux où il prétend avoir participé à des viols dès l’âge de 9 ans. « Pendant des années, l’acteur a réécrit l’histoire du petit loubard de Châteauroux, en soulignant – inventant ? – les scènes les plus crues. La violence de son enfance est comme la garantie de sa vérité d’acteur. Il s’en vante pour coller au personnage des Valseuses, il choque le bourgeois pour exister au sein d’un cinéma friand de transgression. » Le viol, justement parlons-en ! Évoquées à la fin du livre, les accusations demeurent un détail de cette « affaire très française ». Bacqué et Blumenfeld ne dressent absolument pas le portrait d’un violeur ou d’un prédateur avide de sexe, mais celui d’un homme aux mains baladeuses et aux réflexions déplacées. Gaulois, paillard, obscène jusqu’à l’étourdissement. Du reste, les auteurs rapportent que, sur les tournages, cela faisait rire tout le monde, sauf – parfois – ceux qui en étaient les destinataires. Le faisait-il uniquement pour asseoir son pouvoir comme nos deux journalistes le pensent ? Ou simplement pour amuser la galerie et, encore une fois, plaire, être aimé ? Lui qui ne sait pas communiquer semble traîner ses pitreries scabreuses comme autant de vieux gimmicks fatigués.
Sexualité sans sexe
Quoi qu’il en soit, ces comportements ne semblent nullement exprimer un désir sexuel. À ce sujet, le duo écrit d’ailleurs : « Il impose à celles et ceux qui ne peuvent rien contre lui sa frustration brutale. Une forme de sexualité sans sexe, débordante, où les mains intrusives et les mots obscènes compensent l’impuissance à susciter un amour consenti. » Une forme de sexualité sans sexe, on ne saurait mieux dire. En revanche, ils se trompent en affirmant que Depardieu impose ces comportements à ceux qui ne peuvent rien contre lui. Un réalisateur très célèbre m’a parlé d’un tournage pas si ancien : « Lorsque Gérard arrivait sur le tournage, la première chose qu’il faisait, c’était de venir me caresser les couilles ! Ça me faisait marrer. » Le directeur de production Pascal Lamargot (qui a travaillé sur plusieurs tournages avec Depardieu) m’a confié n’avoir jamais vu l’acteur avoir des gestes déplacés avec les femmes : « Moi, je n’ai jamais vu ça. Grivois, vulgaire ou grossier soit, mais je ne l’ai jamais vu faire un geste obscène sur quelqu’un. » Les gestes étaient-ils plus rares que les mots ?
A lire aussi : Festival de Cannes: tremblez, mâles blancs!
Reste enfin le scandale suscité par la tribune de soutien à l’acteur « N’effacez pas Gérard Depardieu », parue dans Le Figaro le 25 décembre dernier. Étant l’auteur et l’initiateur du texte, je peux affirmer que, sur ce sujet, les deux journalistes disent n’importe quoi. « Depardieu réclame le soutien de sa famille et de ses compagnons de cinéma, quitte à les compromettre. Une semaine après la diffusion de « Complément d’enquête », une cinquantaine d’artistes dont Nathalie Baye, Nadine Trintignant, Pierre Richard, Arielle Dombasle, ou Carla Bruni signent une tribune dénonçant un “lynchage” […]. Un à un les signataires les plus emblématiques, son ancienne compagne Carole Bouquet, son partenaire dans Cyrano, Jacques Weber, son compère Pierre Richard retirent leur signature. » Je peux attester que Depardieu n’a jamais « réclamé » le soutien de personne, pas même celui de sa fille Julie, qui avait été à l’origine d’un autre texte, signé par la famille Depardieu. Pour la tribune des artistes, c’est moi qui ai sollicité ses compagnons et admirateurs. Depardieu n’a pas appelé un seul signataire. Il n’est aucunement intervenu, sauf pour déclarer que cela lui avait fait plaisir. Depardieu n’est pas du genre à demander de l’aide. Et pour finir, les signataires ne se sont pas retirés les uns après les autres. Seuls 10 sur 56 l’ont fait – certains sous la pression de producteurs, agents ou de people croisés dans les dîners en ville.
La dernière star du cinéma français
Ce livre n’en reste pas moins intéressant. Il raconte le danger du génie, la difficulté de la création. Il raconte une œuvre magistrale au prix d’une vie brûlée. Le génie de Depardieu naît en partie de ses souffrances, de ses frustrations, de sa difficulté d’être. On aimerait avoir le génie sans le lourd et sombre cortège qui l’escorte ? Ça ne fonctionne pas comme ça ! On prend tout, ou on ne prend rien. Il est vrai que, si Depardieu a dépassé les limites, c’est parce qu’on l’a laissé faire. Mais pourquoi l’a-t-on laissé faire ? Pas seulement parce qu’il rapportait de l’argent ! Surtout parce qu’il est unique, irremplaçable. Parce qu’il est le plus grand. Le dernier monstre sacré. Et cela, Bacqué et Blumenfeld ne manquent pas non plus de le reconnaître. On passait tout à Michel Simon. À Raimu également. Ces immenses acteurs étaient des tyrans. Céder à leurs pires caprices, c’était un peu comme une preuve d’amour. Il en va de même de Depardieu. « Il est insupportable, mais quand on fait le tour du monument, on finit par lui dire merci », confie son agent aux deux journalistes. Dressant le portrait de Sarah Bernhardt et du tragédien Édouard de Max, Cocteau écrivait : « Qu’avaient-ils donc à faire avec le comme il faut, le tact, la mesure, ces princes du comme-il-ne-faut-pas, ces tigres qui se lèchent et bâillent devant tout le monde, ces forces de l’artifice aux prises avec cette force de la nature : le public ? » C’est une époque révolue. Des monstres comme Depardieu ne se retrouveront plus devant les caméras. Ils resteront chez eux, en prison ou à l’asile ! Sa chute est le signe du crépuscule de l’art. Samuel Blumenfeld ne semble pas s’en réjouir. Lorsqu’André Bercoff, au micro de Sud Radio, lui fait remarquer que le cinéma français ne brille plus par ses chefs-d’œuvre, Blumenfeld acquiesce. Et lorsque l’animateur lui demande « Mais où sont les monstres sacrés ?! », il répond : « Les stars de cinéma n’existent plus. Il y a des vedettes, il y a des people. Mais la star telle que nous l’avons connue, c’est fini. Gérard Depardieu est la dernière star, sans doute, du cinéma français. » Nous avons été nourris par l’immense génie de Depardieu. Nous aurons éprouvé grâce à lui des émotions incomparables. Et tout cela au prix de sa vie. Grâce aux films qui demeurent, nous n’avons pas fini d’en profiter, et lui, de le payer.
Une affaire très française, Raphaëlle Bacqué et Samuel Blumenfeld, Albin Michel, 2024
Une affaire très française - Depardieu, l'enquête inédite
Price: 20,90 €
35 used & new available from 2,19 €
[1] Lire à ce sujet « Et l’art c’est du poulet ? », Yannis Ezziadi, Causeur 122, avril 2024.