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La veuve et l’écrivain

Richard Millet publie "Ozanges (Samuel Tastet Editions, 2024)


La veuve et l’écrivain
Richard Millet, 2018 © ULF ANDERSEN / AURIMAGES

Richard Millet nous reparle notamment du monde paysan français tombant dans l’oubli avec son nouveau et très sombre livre…


Richard Millet redonne vie à son double littéraire Pascal Bugeaud, né de père inconnu et non désiré par sa mère. Nous avions appris à le connaître dans le roman sombre et sublime, Ma vie parmi les ombres (Folio 4225) dont il convient, ici, de rappeler l’incipit : « Après moi la langue ne sera plus tout à fait la même. Elle entrera dans une nuit remuante. Elle se confondra avec le bruit d’une terre désormais sans légendes. Les langues s’oublient plus vite que les morts. » Nous étions en 2003, et découvrions le style puissant, avec sa phrase ductile, son mot efficace, comme le clou planté dans le cercueil, de l’écrivain Richard Millet. Le temps d’une nuit noire propice à l’angoisse, comme il en existe si souvent, l’hiver en particulier, sur les hautes terres limousines, Bugeaud, pour sa jeune amante, évoquait le passé de la terre de ses ancêtres, des lieux et un monde disparu, ajoutant, précision poignante : « puisqu’ils n’existent que dans la mesure où on parle d’eux ».

Un monde et des valeurs qui disparaissent

Dans son nouveau récit, Ozanges, Pascal Bugeaud, donc, confirme la dilution du monde paysan, de ses valeurs liées à l’effort, à la modestie, et au silence. Il n’est pas même question de remplacement ; ou alors il faudrait considérer les éoliennes qui ruinent le paysage de son enfance, comme les remplaçants du peuple des ombres. Nous le retrouvons sur le quai d’une gare limousine ; il fait « un froid de gueux », comme aurait pu dire ma mère, les flocons de neige tournent sur eux-mêmes avant de se poser sur la boue ; il est attendu par une jeune femme en long manteau de vison et gants rouges qui lui donnent « quelque ressemblance avec Delphine Seyrig, dans l’Année dernière à Marienbad ». Elle possède de beaux « yeux tantôt noir ou vert sombre ». Elle est veuve, apprend-on, mère d’un fils, semble-t-il, mutique. Elle est d’origine tchèque, de Moravie précisément ; elle se prénomme Milanka, son rire est clair comme celui des femmes vives. Son mari est mort accidentellement ; le château d’Ozanges lui appartenait ; bientôt il reviendra à sa famille.

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Ce sont les livres de Bugeaud qui ont réuni ces deux solitudes déracinées, dans un décor médiéval, oserais-je écrire anachronique, comme sorti d’un roman d’Alain Robbe-Grillet, même si l’écrivain nous affirme que Milanka est davantage une créature nervalienne, une « fille de feu », absolument pas figée par le froid. Ne cherchez pas le château d’Ozanges aux neuf chambres, dont trois seulement sont occupées par la veuve, sans cave, car construit le long de la Sarsonne bordée de grands hêtres : il n’existe pas sous ce nom. Mais Bugeaud est bien le double de Richard Millet. On retrouve les thèmes de l’auteur de La confession négative : le français, langue morte ; la fatigue du sens ; l’enfermement du sujet dans une citadelle intérieure ; la mélancolie transmise par la mère ; l’obsolescence désormais de tout écrivain. Extrait : « Je me terrais au plus silencieux de moi-même – j’étais ma propre taupe, avec dans le museau l’avant-goût de la terre où gésir, faute d’être la cantatrice d’un peuple de souris ni un artiste de la faim, que mon ventre tendît à m’en persuader, à cette heure de la journée, et encore moins un joueur de flûte guidant des hordes de rats hors de Hameln pour les noyer dans la Weser : je n’avais, moi, que la Vézère, et rien d’autre à noyer que ma propre personne. »

Seul et insomniaque

Pascal Bugeaud se retrouve seul dans le château, Milanka allant dormir dans la maison de sa mère, accompagnée de son fils, à quelques kilomètres de la forteresse inexpugnable. Bugeaud ne trouve pas le sommeil. Il va allumer toutes les pièces ; la demeure devient hantée par l’écrivain en sursis. Nous sommes le témoin de la revisitation fantômale de son passé, sorte de miroir des limbes, dépourvue d’héroïsme, l’époque étant à la déconstruction et au renoncement. L’anéantissement du narrateur est à craindre, une fois arrivé devant la porte de la neuvième chambre. Nous sommes dans la nuit du vendredi au samedi, une nuit pascalienne inversée, où le cortège des spectres avance inexorablement sur une musique de Jean Sibelius. Il faut alors s’imaginer le château éclairé de l’intérieur, phare de la pensée cerné par le lait noir qu’il convient de nommer nihilisme, un Port-Royal granitique, où soliloque le dernier humaniste qui attend, sans la craindre, la marée montante du meurtre.


Richard Millet, Ozanges, EST-Samuel Tastet Éditeur.

Ozanges

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À noter que Richard Millet publie, chez le même éditeur, un recueil de poèmes, L’entrée du Christ dans la langue française.

Ma vie parmi les ombres

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L'Entrée du Christ dans la langue française

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Pascal Louvrier est écrivain. Dernier ouvrage paru: « Philippe Sollers entre les lignes. » Le Passeur Editeur.

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