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L’Éthique de Spinoza en son temps: un passionnant périple européen

Mériam Korichi publie « Spinoza Code » (Grasset, 2024)


L’Éthique de Spinoza en son temps: un passionnant périple européen
La philosophe Mériam Korichi © JF PAGA

Dans son dernier livre, Mériam Korichi nous raconte le périlleux voyage de Ehrenfried Walther von Tschirnhaus dans une Europe encore superstitieuse. Il est alors muni de L’Éthique, de Spinoza, un manuscrit encore secret qui va changer le monde…


La philosophie du XVIIe siècle en Europe reste cette initiative majeure dans la pensée, en direction de la connaissance. C’est le moment où des savants d’exception se sont donné les moyens d’une révolution dans l’esprit, faisant vaciller la métaphysique sur ses bases, pour tenter d’octroyer à l’homme une place souveraine dans un monde nouveau. Il est certain que le Discours de la Méthode de Descartes, publié en 1637, fut fondateur, et ouvrit, dans la foulée, la possibilité à tant de grands noms de s’illustrer dans cette recherche. Citons seulement Pascal, à la génération suivante, lecteur assidu de Descartes (et de Montaigne) ‒ et bien sûr Spinoza, que l’histoire de la philosophie n’a pas bien traité jusqu’à il y a peu, mais qui est en passe de revenir au premier plan, notamment en France.

Les découvreurs de vérité

C’est dans ce climat de redécouverte de Spinoza que Mériam Korichi, philosophe et écrivain polygraphe, publie un passionnant ouvrage, Spinoza Code. Elle centre son propos sur l’Éthique, que Spinoza écrivit à la fin de sa vie, et qu’il n’osa pas publier de son vivant, du fait du règne de la superstition religieuse qui sévissait alors et qui pouvait vous faire jeter en prison en un rien de temps.

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Mériam Korichi décrit ce petit monde européen des savants et des philosophes qui, d’Amsterdam à Londres, et de Paris à Rome, s’envoyait force lettres avec la fébrilité des découvreurs de vérités. Pour ce qui est de Spinoza, sa correspondance illustre sa prodigieuse activité intellectuelle. La plupart de ses correspondants appartenaient à des aréopages distingués, comme la Royal Society à Londres ou encore l’Académie royale des sciences à Paris.

Tschirnhaus

Évoluaient dans cet univers très fermé des individus certes fascinants, mais parfois un peu troubles, comme Nicolas Sténon, né au Danemark, fixé d’abord à Florence, et qui, lui, étudiait la structure de la matière. Il se convertira plus tard au catholicisme romain et préférera poursuivre une carrière dans l’Église. Il y a surtout, pour ce qui nous intéresse, Tschirnhaus, jeune baron natif de Haute-Lutace, « un fief germanique en terres slaves ». Il a fait ses études à Leyde, lit Descartes avec passion et se présente comme mathématicien. Il a décidé de consacrer sa vie à la recherche. « Il ne veut pas prendre en charge, écrit Mériam Korichi, les affaires du domaine familial, et ne veut pas se marier, contrairement aux souhaits de sa famille. » Et d’ailleurs : « Il vient tout juste de faire parvenir à Spinoza une lettre sur le libre arbitre. » Un échange s’établit entre les deux hommes, dans lequel Spinoza entreprend de réfuter le cartésianisme de Tschirnhaus. Il cherche à lui faire admettre « la puissances des principes de sa philosophie nouvelle ».

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Spinoza a fait lire à Tschirnhaus le manuscrit de l’Éthique, « un texte vivant, comme le décrit Mériam Korichi, dans un état à la fois fini et transitoire, à la structure stable, solide, et cependant toujours susceptible d’être raturé ou reformulé ici ou là ». Cela tombe bien, car Tschirnhaus a réussi à persuader son père de lui laisser assez d’argent pour entreprendre le Grand Tour en Europe. Tschirnhaus compte visiter les principales capitales et y rencontrer les plus fameux philosophes et savants. En même temps, il pourra tâter le terrain, à propos de Spinoza, et voir s’il peut soumettre le manuscrit explosif de l’Éthique à tel ou tel de ses interlocuteurs.

Un mal sans remède ?

Tschirnhaus arrive à Rome en mars 1677 et s’installe Piazza Navona. Il y apprend la mort de Spinoza, survenue en février, ce qui change considérablement la donne. Les amis du philosophe, en Hollande, vont procéder à la publication anonyme de toutes ses œuvres, y compris de l’Éthique. Ce qui ne veut pas dire que le manuscrit que porte encore sur lui Tschirnhaus n’est plus dangereux, surtout à Rome. Tschirnhaus décide donc de s’en débarrasser, et le confie aurécemment converti Nicolas Sténon, en août 1677. La réaction de celui-ci est immédiate, nous dit Mériam Korichi, « il va prévenir sans délai toute diffusion épidémique de ce mal, qui serait sans remède s’il venait à se répandre. Tout juste chargé de sa nouvelle mission apostolique, il semble à la fois avoir reçu un coup très rude et paradoxalement se ressource à l’idée de cette mission providentielle et impossible. »

L’ouvrage de Mériam Korichi nous plonge avec beaucoup de talent dans cette période privilégiée de l’histoire européenne. Y revenir procure à chaque fois une même sensation de fraîcheur, une même « joie », pour parler comme Spinoza. Car nous sommes issus de ce monde classique cartésien, y compris dans sa variante spinoziste. Face au choc d’une modernité faite de ténèbres, ils sont désormais nombreux ceux qui l’affirment : l’Éthique de Spinoza restera notre salut !

Mériam Korichi, Spinoza Code. Éd. Grasset, 2024.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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