Lettre d’un remplaceur à Renaud Camus


Lettre d’un remplaceur à Renaud Camus

camus contre remplaceur

On espérait le Grand Chambardement, Renaud Camus nous menace du « Grand Remplacement ». Pour le conjurer, il a battu le rappel autour d’une « liste antiremplaciste». Est-ce limpide ? Pas assez ? Il explicite : « Non à l’immigration de masse. Non à l’islamisation. Non au changement de peuple et de civilisation. Non au Grand Remplacement. » Et il enchaîne : « Le phénomène le plus important de notre époque, celui que retiendra l’histoire comme le plus marquant, c’est… »c’est le déménagement en France de Guy Sitbon et de son ami Béchir el-Rahni. Guy Sitbon, ici présent, Béchir, mon pote de toujours. Camus (pas Albert, Renaud) ne nous cite pas nommément, mais il lui apparaît que moi, Béchir et les x millions de nos pareils maghrébins, africains, turcs et compagnie avons « radicalement bouleversé le paysage culturel et physique ». Nous avons « remplacé » le peuple de France par un autre, le nôtre, les nôtres. Nous nous apprêtons à y instaurer nos arts, nos armes et nos lois. Nous poignardons, nous égorgeons la civilisation européenne et entendons bien la remplacer par la (les ?) nôtre. Nous triompherons face à ce peuple français « déculturé, hébété par l’imbécillisation de masse ». (Je n’invente rien, vous le trouverez noir sur blanc dans Info-Bordeaux, 20 mai). Pour conjurer ce cataclysme, R. Camus a imaginé un nouveau concept : la remigration. En bon français, un tendre coup de pied au cul. Pas de violence, juste nous renvoyer dans le pays de nos pères, nous « rendre à notre vraie patrie ». Contre le Grand Remplacement, la remigration. Là au moins, c’est clair pour tout le monde : virer les métèques. La grande expulsion. Un remake d’Isabelle et Ferdinand, rois catholiques d’Espagne se débarrassant des juifs et des Maures. En 2014, ça aurait de la gueule, quand même… Vous imaginez un peu : les gares, les aéroports, les adieux, mouchoirs au vent. Nos amis nous accompagnent jusqu’à Roissy. Vous allez nous manquer, on ne vous oubliera jamais. Je paierais cher pour figurer un instant dans ce grandiose péplum. Hélas, Monsieur Camus, vous n’y assisterez pas, je n’y jouerai pas. Hélas, trois fois hélas, Monsieur Camus, vous extravaguez.

Reprenons depuis le commencement. Vous nous accusez de coloniser votre pays. Vous savez mieux que moi − c’est vous, le bon Français − que le vocable coloniser renvoie au moins deux échos : un groupe colonise un territoire en s’y implantant ou en l’annexant. Le mot colonisation évoque aujourd’hui les guerres de souveraineté que vous savez. Nous, nous colonisons dans le premier sens : on déménage avec nos bagages, pas avec nos armées. Vous voyez la distinction, Monsieur Camus ? Vous jouez de la polysémie (on est fort en français, hein ?) pour nous stigmatiser, pour nous tatouer sur le front la marque du malvenu, pour attiser les tensions. Vous trouvez que c’est joli, ce que vous faites ? Qu’il est civilisé d’inciter les mortels à se taper sur la gueule ? Moi, je pencherais plutôt vers un langage d’apaisement que votre talent pêchera aisément si vous vous y mettiez. Essayez, vous verrez, ça calme. [access capability= »lire_inedits »]

Pourquoi on est venu, Béchir, moi et les nôtres ? Pour une seule raison : la France est sans le moindre doute le pays où il fait le mieux vivre. On aime notre pays, la Tunisie, plus que toute terre sur terre, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Mais, dites-moi, vous avez déjà survolé la désolation maghrébine, ses étendues poussiéreuses à l’infini ? À l’approche de vos rivages, la nature se reverdit, l’hirondelle est de retour. Vous avez déjà visité nos villes ? Moi, Béchir, nous nous y sentons mieux que partout ailleurs, nous respirons un air que nos poumons reconnaissent, nous écoutons notre dialecte chanter à nos oreilles comme une ballade du temps jadis. À Paris, chaque jour que D. fait, nous manque le chant du muezzin, nous, ni musulmans ni croyants. Mais nos cités, vous avez vu à quoi elles ressemblent ? Je n’oserai pas les décrire, je blasphème- rais. Et Paris, vous avez visité Paris ? Vous est-il arrivé d’y passer une journée sans tomber de ravissement, d’émerveillement ? Vous voyez le Pont-Neuf ? Accoudez-vous à la balustrade d’un côté, puis de l’autre, et admirez. Après, vous ne viendrez plus me demander pourquoi j’ai pris pied chez vous. Et puis quoi, trêve de lyrisme : vous me voyez travailler dans un journal tunisien ? Vous les avez lus ? Et comment voulez-vous que je vive avec 800 dinars (350 euros) par mois ? Mes cousins maçons, là-bas 150 euros, ici 1400. Et je vous jure, pour vous peut-être, y’a pas de boulot, pour nous, au noir, pas un jour de chômage ! Le noir, il est proposé à vos cousins comme aux miens. Les vôtres, ils exigent plus, mieux, bravo ! Nous, on prend ce qu’on trouve et on est bigrement content. On vit en se serrant et on envoie des centimes au pays où ça fait un paquet de dinars. Voilà pourquoi nous sommes chez vous, Monsieur Renaud. Ça ne vous plaît pas ? Trop c’est trop ? Ne vous fâchez pas, parlons-en.

Votre angoisse ne tient pas tant à notre quantité qu’à notre mentalité. Nous sommes des Arabo-musulmans. Désolé de vous le valider : c’est vrai. Musulmans, juifs, chrétiens d’Orient, nous avons tous appartenu, treize siècles durant, à l’aire conquise par le jihad du Prophète. À sa langue, à son art, à ses us et coutumes. Mes ancêtres finançaient les pirates barbaresques, ma famille a, j’espère bien, empoché une cassette de douros à la revente d’un de vos aïeux. Les vôtres n’y allaient pas non plus avec le dos de la cuillère. Les empires chrétiens refoulés, disons au viiie siècle, l’islam s’étant étalé de tout son long sur le Sud, nous sommes restés, vous et moi, front contre front, plus d’un millénaire.

On a beau dire, mille ans, c’est long. Un beau jour, vous avez tranché d’un coup de yatagan et vos bataillons ont débarqué dans ma ville, Monastir. Ma grand-mère s’en souvenait comme d’hier. J’étais jeune fille, me racontait- elle en arabe (elle ne parlait pas un mot de français, portait fouta, saroual et haïk), les soldats français violaient et pillaient (inexact, ils furent corrects), on s’est enfermé à double verrou toute une semaine. Ce fut la colonisation, la vraie, la vôtre. La mienne, c’est une autre chanson.

Après les soldats débarquèrent les instituteurs. Ils nous ont enseigné le français. J’étais un cancre, Béchir m’écrasait en thèmes latin et grec. Et puis vint l’histoire, vous voyez ce que je veux dire ? J’ai remué ciel et terre pour vous chasser. Vos policiers m’ont boxé pour me faire parler (j’ai tout avoué), vos gendarmes m’ont bastonné la plante des pieds (ça ne s’oublie pas). Résultat : sans trop vous faire prier, vous êtes partis comme vous étiez venus, une fleur au fusil, à la bouche une chanson.

Aux premiers pas de votre conquête, on ne devait pas trouver plus d’une dizaine de livres imprimés à Monastir. L’invention de l’imprimerie mit un an à passer de Mayence à la Sorbonne. Il lui fallut trois cent cinquante ans pour arriver à Tunis. Nos ancêtres se préservaient de tout ce qui venait de vous comme de la peste (nous avions la peste et pas les livres). Nous somnolions. Vous nous avez réveillés. Merci la France, merci R. Camus ! À coups de baguette, vous nous avez fait rentrer votre langue dans la tête. Croyez en notre reconnaissance éternelle.

Tout cela aurait pu s’arrêter là, chacun chez soi et D. pour tous. L’histoire, vous savez… Vous possédez tout le savoir, nous zéro ! Vous êtes infatigables à innover, nous macache ! Nous vous avons pillé comme dans un bois. Dans mon enfance, à Monastir, tous les objets d’usage courant étaient fabriqués sur place, ils dataient du xiiie siècle (Braudel les décrit). Aujourd’hui, tout, absolument tout, a été créé chez vous. Nos grands-pères s’habillaient à l’arabe, nos pères à l’européenne. Notre architecture, nos meubles… nous avons même répudié nos hammams pour vos salles de bains (quel dommage !) Nous sommes devenus vous. Béchir, tous les Béchir et tous les moi nous sommes métamorphosés en autant de Renaud Camus. Et attention, n’allez pas vous égarer, nous n’y sommes pour rien ! C’est vous qui l’avez voulu. Vous vous êtes battus comme des chiens, vous êtes morts comme des mouches pour obtenir de nous ce que nous sommes. Tout ça, ça fait de très bons Français. Et maintenant, vous venez nous le reprocher. Ben merde, alors ! Ils sont gonflés ces Français !

Chez vous il y a tout, chez nous rien. Fallait bien s’y attendre, mon petit Renaud, on n’est pas plus bête qu’un autre, on est venu chez vous. On ne nous a pas accueillis à bras ouverts. Je ne compte pas les heures de queue aux préfectures à renouveler la carte di sijour, la carte di trivail. Pour ma naturalisation, en 2001, j’ai subi une épreuve de connaissance de la langue. Mon inspecteur était un ex-Portugais bègue.

Aujourd’hui, faire le grand saut, c’est un peu plus dur. Pour 1500 euros, tu as droit à une place dans une embarcation avec une chance sur cinq de chavirer. Il reste quatre chances, pas mal. J’ai entendu, à Alger, des chanteurs de rue : « Je voudrais m’appeler Michel / Voir tous les jours la tour Eiffel. » Un autre : « Plutôt mourir à Paris que vivre à Alger. » Les sans-papiers, il m’arrive d’en héberger. Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? J’ai vécu dix ans sans papiers.

Je te casse les pieds avec toutes ces histoires (laisse- moi te tutoyer, on ne vouvoie pas en arabe) pour que tu comprennes une bonne fois pour toutes, toi et les tiens, qu’en brandissant la civilisation chrétienne en péril, tu délires. Oui, nous avons connu un choc des civilisations, non, il ne perdure pas. Il a pris fin le 3 juillet 1962, à l’in- dépendance de l’Algérie. Nous avons perdu, vous avez gagné. Que dis-je, vous avez triomphé dans les grandes largeurs. La civilisation chrétienne, européenne, occidentale, appelle-la comme tu voudras, a effacé toutes les autres. Plus personne ne construit de pagodes ou de villes arabes, tout le monde s’habille à la londonienne ; le maire de Pékin s’est engagé à enseigner l’anglais à toute sa population. Tu peux bien haïr la globalisation, comme moi, la tour Montparnasse, je ne peux pas la voir, mais si on m’y offre 300 mètres carrés, crois-moi, je ne cracherai pas dessus. Tu as peur que débarque chez toi la civilisation arabo-islamique ? Mais elle est morte et enterrée, c’est son fantôme qui te hante. Autant des civilisations chinoise, indienne : c’est payé, balayé, oublié, je me fous du passé.

Tu vas me dire, ouais, ils continuent à parler l’arabe dans l’autobus, je ne me sens plus chez moi. C’est un peu vrai. Pour les derniers arrivés. Mais comprends-nous. Ça nous fait chaud au cœur. Il ne t’aura pas échappé, quand même, que nous n’envoyons pas nos enfants à l’école arabe, qu’il n’existe pas un seul journal en arabe en France. On en trouve en chinois, en thaï, en patagon, pas en arabe. Je contribue à un magazine en français pour les Maghrébins de France, on souffre mille morts à trouver notre public. Dans le lycée en bas de chez moi, on peut choisir entre huit langues étrangères dont le hongrois mais pas l’arabe, alors que plein d’élèves le sont. Pourquoi pas l’arabe ? Pas de demande. Les parents s’en foutent. Moi et Béchir, ça nous fait du chagrin, mais eux veulent être français comme français. Pour que Renaud Camus se tranquillise.

Tu dis : non à l’islamisation. Là, faut pas rêver. Tu as 6 millions de musulmans en France et il va falloir que tu t’habitues à vivre avec eux et ceux qui suivront. L’islam, comme le judaïsme et le protestantisme, déguste une vague montante. Elle n’est pas près de retomber. Des courants fanatiques hyperviolents la traversent. En France, ce n’est pas un drame. Un attentat chaque dix, quinze ans. Ça se gère. Nos RG sont parmi les plus futés. Ils repèrent un à un les fous de Dieu. Les minarets, ça te gêne ? Moi, j’aime bien, mais je suis carrément contre pour ne pas te déranger. On n’est pas chez nous, il faut respecter les indigènes. Le foulard ? Une victoire des islamistes. La mode n’aura qu’un temps. On patiente un peu, une pincée de décennies, pas plus. Quelques Français vont se convertir ? Chez nous, bien davantage embrassent le christianisme au risque de se faire trancher la gorge. Une pensée pour eux, s’il te plaît. Et puis quoi, on n’est pas tous nuls, pas tous polluants. Dans les hôpitaux, quand je suis arrivé en France, tous les malades étaient arabes. Aujourd’hui, tous les docteurs sont maghrébins. Mon propre médecin de famille, le docteur Bou…, sa salle d’attente pullule de têtes blondes, c’est l’ange gardien du quartier. Tu vois, on fait des efforts ! Six millions aujourd’hui, dans trente ans, 9 millions, ton peuple change, tu ne le supportes pas. Un souci bien sûr, mais à ta place, je serais flatté. Tu es attirant à crever, on se meurt de te rencontrer, de t’épouser. À Alger, au Caire, assis à une terrasse de café, des foules défilent sous nos yeux : pas l’ombre d’un visage étranger. Des Arabes, tous arabes, rien que des Arabes. À Paris, à Londres, à New York, c’est la tour de Babel, les couloirs du palais de verre onusien de Manhattan. Dis-moi, Renaud, tu voudrais un Paris semblable au Caire ? C’est ça que tu veux ? Une seule bouille, la tienne ? Au passage, rappelons-nous que Le Caire et Abidjan ont acquis, depuis qu’elles sont mono-ethniques, le titre de capitales de la panade alors que Paris et New York, hein…

Je caricature. Tu es bien disposé à nous recevoir, mais dans l’ordre. L’immigration contrôlée, pas de portes ouvertes. Quand on sait le calvaire des Maghrébins pour obtenir un visa, on ne s’autorise plus à parler de « portes ouvertes ». Tu veux mettre fin au regroupement familial ? Stopper l’immigration clandestine ? Nous rapatrier tous dans nos douars d’origine ? Facile comme tout. Y’a qu’à… Un barrage électrifié tout au long des 4082 kilomètres de frontières, un peloton d’une vingtaine de gendarmes chaque cent toises, une rafle du Vél’ d’Hiv’ par semaine dans nos cantons et l’affaire est réglée ! Un jeu d’enfant ! Sans violence, dans le respect des droits de l’homme. Si, par accident, une petite guerre civile éclatait, ne t’inquiète pas, tu la gagnerais. Enfin, faudra voir. On a des copains, tu sais… Suffit de cauchemarder. Mais il n’est pas superflu de te figurer ce que serait ta remigration. Compris ! En un mot : la présence de 60 millions de musulmans en Europe est pareil à un mouvement de plaques tectoniques. Avec tous les séismes à la clé si on s’engage dans des impasses. Comme un bouleversement géologique, une histoire à mettre en dehors du champ politique, à prendre avec des pincettes. Pas en Pataugas.

Nul plus que moi ne se chagrine au spectacle du remplacement. Moi, je voulais déménager dans la France du béret et de la baguette. Celle d’Alphonse Allais, de Courteline, d’Audiard. Comme de Gaulle, m’habite la nostalgie de la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages. Mais quoi, enchaînait le Général, il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités.

La réalité, mon cher Renaud, c’est moi, là, à tes côtés. C’est les miens, c’est cette nuée de bobines déconcertantes et souvent un peu louches. Tu sais, fils, la France n’a pas toujours été l’image d’Épinal que tu t’en fais. À San Francisco, en 1976, j’ai cueilli, chez Barnes & Noble, un pavé d’Eugen Weber : Peasants into Frenchmen : The Modernization of Rural France 1870-1914. Je le garde précieusement dans ma bibliothèque. J’y ai appris qu’en 1863, en Haute-Garonne, 547 communes sur 578 ne parlaient pas français. Dans la France entière (37 millions de citoyens), 7,5 millions en étaient exclusivement au patois (source : Archives nationales, F17*3160). L’Aveyron, le cœur de notre pays, c’était un pays étranger. Le livre a été traduit six ans plus tard sous le titre La Fin des terroirs. Il aura fallu Eugen Weber, un Roumain chercheur en Californie, pour nous l’apprendre. Tu vois, comme disait ma grand-mère (en arabe bien sûr), chai mè y doum, tout change. Tu changeras aussi, tu verras. Mais en attendant, je te fais une offre pour de rire : faisons l’amour, pas la guerre. [/access]

 

Photo : KHANH RENAUD/SIPA/00646939_000012

Juin 2014 #14

Article extrait du Magazine Causeur



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Guy Sitbon, ex-journaliste au Nouvel Obs, est chroniqueur à Marianne.

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