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Pivot, l’homme qui multipliait les livres

Disparition du journaliste et écrivain Bernard Pivot (1935-2024)


Pivot, l’homme qui multipliait les livres
Bernard Pivot avec Catherine Matausch, "Les dicos d'or', 1995 © MNEBINGER/SIPA

Disparition du journaliste et animateur littéraire Bernard Pivot à l’âge de 89 ans dont l’émission « Apostrophes » aura marqué plusieurs générations


Chez les auteurs non célèbres, c’est-à-dire ceux qui végètent à moins de 1 000 exemplaires vendus (ce qui est fort honorable en 2024), l’ère Pivot à l’antenne apparaît comme un âge d’or, le temps béni des vendredis soir où dans la moiteur d’un plateau, l’illustre inconnu, professeur de banlieue, kiosquier timide ou aventurier du bocage, réussirait à braquer les librairies de France.

Faiseur de rois

À cette époque-là, on parlait de ventes à six chiffres et d’à-valoir roboratifs. On raconte même que certains écrivains, après leur passage dans « Apostrophes », purent s’offrir un appartement dans Paris intra-muros. La rumeur court que les attachées de presse à sa vue défaillaient dans les couloirs d’Antenne 2, que l’on essayait de le soudoyer en flacons de Bourgogne pour être invité entre Jean d’O et Edmonde Charles-Roux, que l’on faisait du gringue à ses assistants pour que l’animateur-prodige, faiseur de rois et de reines de l’édition, montre ostensiblement la jaquette de son roman, à la toute fin de son émission. Sans Pivot dans sa manche, les prix d’automne vous passaient sous le nez. Sans la lumière brumeuse de son studio, point d’invitations tentatrices aux salons du livre, de files d’attente pleines d’amour défendu, de dédicaces giboyeuses, et surtout point d’obséquiosité de la part des éditeurs qui insistent pour que vous entriez dans leur écurie. Pivot valait sésame dans les cercles privés et les revues les plus confidentielles. Sans lui, vous étiez transparent. Il validait l’acte d’écrire, lui donnait une réalité tangible et trébuchante. Si l’ENA fait le haut fonctionnaire par son « grand oral », Pivot matérialisait l’écrivain, lui octroyant la légitimité et la confiance pour persévérer dans cette profession si aventureuse. Un écrivain vu chez Pivot avait du crédit devant son banquier. On exagère peut-être le phénomène, on fantasme, on grossit l’audimat, on pense naïvement que la France entière se passionnait pour Jacques Lanzmann, Michel Tournier, Geneviève Dormann et Georges Conchon alors que le public se vautrait au même moment devant les strass de Guy Lux et le décor 100 % plastique de la Cinq de feu Silvio Berlusconi.

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Un mirage ?

Pivot est ce mirage d’une télévision lettrée entre Giscard à la barre et Tonton à la francisque, un poil exigeant et démago mais tellement « province », une télévision de qualité qui s’écharpe sur les écrivains-collaborateurs et s’interroge sur les vertus d’une troisième voie scandinave. Du temps de Pivot, on pensait sérieusement que l’on pouvait encore réguler le capitalisme, que la lecture demeurerait ce vice impuni et que les écrivains dotés d’un épais collier de barbe, la clope au bec et le pantalon velours à grosses côtes, représentaient l’acmé de la société intellectuelle la plus évoluée. Aujourd’hui, avec sa disparition, nous perdons une forme de candeur.

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Au fond de nous, nous savions bien que la littérature était déjà entre les mains des marchands et des activistes, bringuebalée entre l’idéologie repentante et l’oukase permanent. Pivot fut le premier à faire entrer le loup dans la bergerie. Après lui, un écrivain devait fixer la caméra sans trembler et capter le regard de la ménagère, la responsable des achats. Le talent et le style sont une bien maigre consolation face à la télégénie, l’esbroufe et face aux personnalités hypertrophiées. Après lui, un écrivain eut l’obligation d’imprimer l’écran et les esprits par une parlotte étudiée, avec moult éléments de langage et poses exagérées, une assurance feinte et des allergies superfétatoires. Peu importe le système de défense ou d’attaque adopté, qu’il soit sur la réserve, bégayant à la manière Modiano ou florentin façon Jouhandeau, l’écrivain devint un acteur comme un autre de sa propre mise en scène médiatique. Le téléspectateur était désormais en attente d’un spectacle. Souvent, il l’eut. Pivot aimait le fracas courtois, l’ébullition juste avant que l’émission ne tourne au chaos. S’il fit le bonheur des bêtisiers avec quelques épisodes soulographiques mémorables, Pivot a été cette lanterne sur un biotope littéraire presque trop folklorique pour être crédible. Je crois bien que grâce à lui, nous avons d’abord aimé les écrivains avant de les lire. Dans la langueur de nos provinces, Pivot fut un merveilleux enlumineur, un indispensable intercesseur, car déjà l’école avait abandonné le Lagarde et Michard pour des méthodes alternatives. Je lui dois tant d’émois, l’accent rocailleux de Henri Vincenot qui fascina en une soirée la France entière, l’anarcho-goguenardise de Léo Malet, le sarcasme débonnaire d’A.D.G, la tête frisée de Kléber Haedens ou la rondeur broussailleuse d’un Jean-Pierre Enard. Nous pataugions joyeusement dans son bouillon de culture.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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