La police des mœurs islamiques ne vise pas seulement à faire respecter la vertu dans l’espace public. Elle est l’un des visages de l’offensive frériste pour instaurer une société halal fondée sur le séparatisme, voire sur un suprémacisme musulman. La riposte est possible : commençons par interdire le voile des mineures et soutenir les courageux apostats.
Docteur en anthropologie, Florence Bergeaud-Blackler est chargée de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). Auteur de Le Frérisme et ses réseaux – l’enquête, Odile Jacob (2023) et Le marché halal ou l’invention d’une tradition, Le Seuil (2017).
Le Frérisme et ses réseaux: Préface de Gilles Kepel
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Causeur. Les lynchages de Samara et de Shemseddine ont été présentés comme des « crimes d’honneur ». Relèvent-ils d’un phénomène religieux ou anthropologique ?
Florence Bergeaud-Blackler. Quand on parle de « crime d’honneur », on se réfère à un cadre anthropologique qui renvoie à une structure clanique. Celle-ci est régie par des règles très strictes, comme on le voit dans les sociétés traditionnelles méditerranéennes, musulmanes et non, où l’honneur de la famille repose sur la femme.
Mais les lynchages de Samara et de Shemseddine relèvent plutôt du contrôle individuel par une sous-culture qui puise ses normes et ses références dans l’islamisme frériste. Cette norme islamiste divise le monde halal (licite) du monde haram (illicite), elle fait la distinction entre le pur et l’impur, le bien et le mal. Selon l’islam salafi (fondamentaliste), cette norme est valable partout, en tout temps, pour tout le monde. Le musulman doit se l’imposer mais doit aussi l’imposer. Son devoir, fixé par Dieu, est de contrôler son propre comportement et celui d’autrui. Pour ces très jeunes musulmans – qui correspondent à la troisième génération réislamisée par les Frères musulmans, les salafistes et autres piétistes – l’idéal est ce monde islamique présenté comme indépassable. La police de la moralité, en action dans les tribunaux chariatiques anglais comme dans les « charia zones » allemandes et dans les rues iraniennes, impose cette norme afin que chacun trouve le salut. Il y a aussi pour ces jeunes un rapport de force évident : se faire craindre pour être respecté.
Ces miliciens de la vertu poursuivent-ils d’autres objectifs ?
Les salafistes fréristes veulent mobiliser l’Oumma (la « grande nation » des musulmans) afin qu’elle impose ce régime islamiste à travers le monde. Selon eux, l’islam a tout prévu pour les hommes. Le Coran et la Sunna régissent chacun des actes et chacune des activités de l’existence. Il suffit de méditer les textes. Tout comportement licite est récompensé, et tout comportement illicite pèse négativement dans la balance qui sera examinée sévèrement par Dieu le jour du Jugement dernier. À cela s’ajoute la dimension collective, très puissante dans la logique frériste : si vous vous comportez mal, vous entrainez dans votre chute votre famille et votre milieu.
C’est pourquoi le groupe a un droit de regard légitime sur les actions individuelles…
Exactement. Et voilà pourquoi l’apostat est chassé, persécuté ou même condamné à mort. Son reniement met tout son environnement en danger et fait reculer l’objectif que doit poursuivre tout croyant : édifier le califat. Dans ce cadre de pensée, on ne demande pas au musulman de discuter ou de questionner ce qu’il y a dans le Coran ou la Sunna, mais d’avancer dans la direction indiquée par Dieu. Et peu importe que le Frère musulman ne voie pas la fin de son action, il participe de ce destin qui finira par se concrétiser.
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Notons que la voie de ce salut passe toujours par le contrôle des femmes…
Ce contrôle est une pratique sociale très anciennes, voire antéislamique, et, comme je l’ai dit, extra-islamique. Mais dans l’affaire Samara, il y a deux séquences à dissocier. Elle a été agressée parce qu’elle ne s’est pas conformée à la loi du groupe qui lui imposait un islam rigoriste, c’est ce que sa mère a dit spontanément ; puis, dans un second temps, sous la pression du groupe, elle s’est rétractée en expliquant que sa fille était très pieuse. Entre temps, elle a certainement subi des pressions, des « conseils », des « rappels », bref, elle a été recadrée avec des arguments que je connais bien : « Attention, tu fais le jeu des islamophobes et de l’extrême droite. », « Il faut sauver ta fille. » … Autrement dit, elle doit être reconnue pieuse par le groupe si elle ne veut pas être persécutée puis trouver un mari. Sa mère avait-elle le choix ?
Pour les dévots, le collège exerce aussi une mauvaise influence : Samara s’habillait « à l’européenne ».
Il n’y a aucune ambiguïté sur ce point. Les Frères ont rédigé un document ratifié par l’ISESCO (l’UNESCO de l’Organisation de la Coopération Islamique), qui stipule que l’École est un danger pour les musulmans car elle les éloigne de l’islam. Et en effet, l’École républicaine, quand elle fait bien son travail d’instruction, sème le désir d’une autonomie de pensée et d’action qui éloigne les membres de l’Oumma de leur communauté et des principes d’une société halal.
Quels sont les principes d’une telle société ?
On a longtemps cru que le halal n’était qu’une question d’interdit alimentaire. C’est bien plus profond. Il s’agit d’un discours suprémaciste qui vise à distinguer les musulmans du reste de l’humanité. On explique ainsi aux enfants que s’ils ne mangent pas comme les autres, c’est parce qu’il leur faut une nourriture pure, différente de celle des mécréants – cela dépasse le précepte religieux. L’enfant en déduit logiquement que le porc est sale et que ceux qui en avalent le sont également… La génération de Samara n’a connu que cette distinction entre le haram et le halal qui renvoie de façon concrète, affective (au sens des affects), à la séparation entre l’islam et le monde des mécréants.
Peut-on parler d’une extension du domaine du halal ?
C’est ce qu’on observe depuis une quarantaine d’années. Le frérisme a étendu cette logique aux produits, aux comportements, aux espaces pour former une « communauté imaginaire » halal qui est aujourd’hui bien réelle. Le marketing islamique a inventé des hôtels halal, de l’eau halal, des vêtements pudiques, des technologies et des facultés halal. Le principe est assez simple : pour « halaliser », il faut avoir au préalable « haramisé », c’est-à-dire défini ce qui est interdit. Les possibilités sont donc infinies et permettent d’opérer des distinctions dans tous les champs de l’activité humaine. Vous voulez rendre l’eau minérale haram ? Il suffit de dire qu’il y a des traces microscopiques d’alcool dans le liquide servant à nettoyer les bouteilles en plastique. Dès lors vous pouvez proposer une version halal de l’eau minérale.
On retrouve évidemment cette distinction dans la mode.
De la même manière, le hidjab de grandes marques « pudiques » participe au maintien de la frontière halal/haram. Les entreprises qui jouent ce jeu ont une lourde responsabilité. Quel que soit le pays concerné, l’Iran, l’Afghanistan ou la France, la norme est renforcée. Plus largement, le but est de soustraire le féminin de l’espace public, car la société islamique repose sur une division sexuelle du travail et de l’espace. Pour les islamistes, chaque sexe doit avoir sa fonction. Il ne peut y avoir de société islamique sans la disparition du féminin de l’espace public. Si nous ne voulons pas d’une société islamique, nous savons donc comment faire…
Oui, mais pas partout… N’est-il pas interdit de vivre à la française dans certains quartiers ?
Les fondamentalistes font tout pour interdire l’adhésion aux normes européennes jugées décadentes. La réislamisation de trois générations a engendré, même chez les musulmans sortis de l’islam (sans le dire), un sentiment persistant de culpabilité, de peur de trahir ou même de peur du châtiment divin. L’affaire Samara le démontre. La grand-mère appartient à une génération pré-frériste, elle s’est assimilée, elle ne craint pas d’affronter les caméras. La mère a commencé à se révolter puis elle a été rattrapée par le groupe. La fille, elle, a été battue par ses pairs… Le prestige est du côté de ceux qui prétendent maîtriser le Coran et la norme la plus stricte : ils ont le sentiment d’être pieux car ils sont tyranniques.
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Quant à ceux qui résistent à cette logique régressive et répressive, ils ne sont pas soutenus. Ils sont traités avec mépris par une société laïque qui s’est largement déchristianisée, mais qui a peur de passer pour raciste si elle accepte la désislamisation d’une partie de la communauté musulmane. Cela a été alimenté par certains intellectuels comme Jean Baubérot qui ont largement diffusé l’idée erronée d’une islamophobie de la laïcité. La gauche, celle qui a renié son héritage républicain, assigne les musulmans à résidence religieuse et les renvoie en permanence à leur identité musulmane, au point de défendre le port du voile.
Peut-on combattre efficacement ces dérives ?
Oui. Il y a deux mesure urgentes à prendre. Interdire de voiler les mineures : il faut éviter que les petites filles intègrent le voile au point qu’il devienne une seconde peau. Le port du voile est un conditionnement physique et mental. D’ailleurs, celles qui y sont soumises et qui parviennent à l’enlever ne le font qu’au prix de longues années de lutte, et tout accident de la vie peut les ramener à ce traumatisme. Interdire le voilement précoce préviendrait ainsi le conditionnement.
Il faut également valoriser les apostats en leur donnant la parole.
Il y a plus de musulmans qu’on le croit qui sont sortis de l’univers mental de l’islam, mais ils se cachent parfois toute leur vie de leurs coreligionnaires car ils les craignent. Il faut valoriser la possibilité de sortir de la religion, l’affirmer haut et fort. Car aujourd’hui, être apostat de l’islam, même en France, c’est se mettre en danger. Qu’il puisse y avoir des fidèles qui fassent défection remet en question le pouvoir des dévots, la puissance de leurs injonctions et la pression du groupe. Pour eux c’est pire que tout. Mais pour l’islam non fondamentaliste, le choix libre d’entrer ou de sortir de la religion n’est pas un problème. Le problème, c’est que cet islam-là est devenu minoritaire et se tait.