À l’occasion de la commémoration des 70 ans de la bataille de Diên Biên Phu, un ministre français est officiellement invité pour la première fois. L’occasion pour Paris de resserrer ses liens avec Hanoï, sur fond de tensions avec le géant chinois.
Pour la première fois depuis la chute du camp retranché français de Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, le Vietnam a invité la France à la commémoration de cette bataille, « la plus longue, furieuse, meurtrière » entre les deux belligérants, mais qui mit fin, soudain, à une guerre d’Indochine engagée huit ans plus tôt, dans la foulée de la Libération, et dont personne n’entrevoyait alors une issue proche.
Pour la représenter à ce 70ème anniversaire dont le point d’orgue a été un défilé militaire de 12 000 hommes à Diên Biên Phu[1], à proximité du théâtre des opérations, aujourd’hui une ville de 80 000 habitants prospère, alors qu’à l’époque elle n’était qu’une bourgade au milieu de rizières, elle a délégué son ministre de la Défense, Sébastien Lecornu, et la ministre des Anciens combattants, Patricia Mirallés. Cette invitation scelle une réconciliation inopinée qui semblait il y a encore peu improbable. Elle a été précédée par l’annonce le 29 mars de la restitution par Hanoï de six dépouilles de soldats français tombés à Diên Biên Phu et de leur rapatriement.
Défaite héroïque
« C’est un moment très important, a souligné en substance l’ambassadeur de France à Hanoi, Olivier Brochet, auprès de la presse locale, confirmant l’acceptation par Paris de l’invitation. Nous montrons au monde entier notre capacité à regarder le passé ensemble et à le prendre tel qu’il est (complexe et tragique). Nos deux pays se retrouvent, pour construire l’avenir, sur un ancien champ de bataille. » Où ils s’affrontèrent, pas dans une de ces batailles, disons, « classiques », comme toutes les guerres en sont le théâtre, mais dans une bataille dantesque, déluge volcanique de feu, à la mort garantie. Devenue mythique, elle a inspiré celle du film Apocalypse Now.
Aucune cérémonie spéciale n’est, en revanche, prévue en France. Comme tous les ans depuis 2005, dans le cadre de la Journée nationale des morts pour la patrie, un rituel et, donc convenu, hommage sera rendu aux soldats tombés en Indochine, le 8 juin, à Fréjus, au mémorial qui leur est dédié, en présence d’un seul représentant du gouvernement, la ministre des Anciens combattants. Pour le moment, aucun représentant du Vietnam n’y a été invité.
La chute de Diên Biên Phu, bien qu’elle soit en réalité un des plus hauts faits d’armes de l’histoire guerrière de la France, « une défaite héroïque » comme l’a qualifiée Lucien Bodard[2], grand reporter et écrivain, qui a suivi le conflit indochinois de bout en bout, est toujours vécu par l’armée française comme un vain et humiliant sacrifice.
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Pendant 56 jours, 12 000 hommes, légionnaires, parachutistes, tirailleurs du Corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient (CEFEO), composé que d’engagés[3], Français mais aussi d’Espagnols, Italiens, Allemands, également de Nord-africains et Africains de la Coloniale, de Vietnamiens, Thaïs recrutés, eux, sur place, résisteront aux orages d’obus, aux averses de roquettes, aux mitraillages nourris, aux vagues d’assaut à répétition, aux corps-à-corps fatals, dans la boue, sous un ciel bas sans étoiles, strié par les balles traçantes, les fusées éclairantes, au milieu de boules de feu provoquées par les impacts des projectiles de tous calibres, de casemates éventrées, de cadavres gisant dans le fond des tranchées, dans un vacarme de déflagrations, avant de capituler faute de munitions, affamés, décharnés, brisés physiquement, épuisés mentalement. Alors que pour les Vietnamiens, cette bataille victorieuse contre toute logique et au coût humain considérable, est considérée comme « le 14 juillet des colonisés » et la prise du camp retranché est assimilée à celle de la Bastille par les révolutionnaires de 1789. Les historiens estiment que Diên Biên Phu a donné une impulsion aux mouvements de libération nationale à travers le monde. Ils avaient la preuve que le colonisateur pouvait être vaincu par les armes.
Un long chemin vers la réconciliation
Le premier pas vers cette réconciliation a été un film coproduit par la France et le Vietnam, intitulé Diên Biên Phu, sorti en 1992, qui avait été tourné justement par un ancien combattant et prisonnier français du Viet Minh, Pierre Schoendoerffer[4]. Le second, la visite l’année suivante de François Mitterrand, la première d’un président de la République à Hanoï depuis l’indépendance du Vietnam. Il put se rendre sur le lieu de la bataille, une vallée de 4 sur 19 km, orientée nord-sud, à titre privé. Néanmoins, dans le toast qu’il porta à son homologue Duc Anh, il salua « les retrouvailles entre les deux nations ». Il ajouta : « il reste une affinité (entre elles) qui ne demande qu’à s’épanouir malgré les épreuves… et quelles épreuves !… »
Le troisième a été l’érection en 1994 d’un obélisque sur les lieux de la bataille à la mémoire des tués du Corps expéditionnaire, à l’initiative personnelle, et sur ses propres deniers, d’un ancien légionnaire allemand, Rolf Rodel. En 1998, le gouvernement vietnamien prend en charge son entretien, et il est officiellement inauguré l’année suivante.
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Enfin, le quatrième est la visite d’Edouard Philippe en 2018 alors qu’il était Premier ministre. A la différence de Mitterrand, lui visitera les vestiges de la bataille à titre officiel. Il déposera une gerbe au pied des deux mémoriaux, le vietnamien et le français, mais les officiels vietnamiens ne l’accompagneront pas à ce dernier. Dans sa brève allocution, reprenant une initiative française de 2014, il invitera les deux parties à « avoir un regard apaisé sur le passé ». Cette année-là, à l’occasion du 60ème anniversaire, la France, sous la présidence de François Hollande, avait proposé une démarche de « mémoire apaisée ». Elle était restée sans suite.
Qu’est-ce donc qui a poussé Hanoi à vouloir maintenant partager avec Paris un passé commun douloureux ? Sans doute une volonté de prendre ses distances avec la Chine, au voisinage parfois pesant, surtout dans le contexte de tension avec Taïwan et les États-Unis. En février et mars 1979, une brève guerre opposa le Vietnam et la Chine à propos d’un insignifiant litige frontalier pas entre les deux pays mais avec le Cambodge. Pourtant, sans l’aide massive à la fois en armement et en conseils de Pékin, le Viet Minh n’aurait certainement pas pu vaincre la France à Diên Biên Phu. La génération de la guerre qui pouvait se sentir redevable envers la Chine n’est plus. Elle a aussi emporté avec elle ses ressentiments envers la puissance coloniale. Le renouvellement de générations a sonné l’heure non pas de l’oubli mais de la raison. Les dirigeants vietnamiens estiment probablement que le moment est opportun de s’affirmer davantage sur la scène internationale, politiquement et économiquement. Et quoi de plus symbolique qu’une réconciliation avec l’ennemi d’hier, à l’instar de la réconciliation franco-allemande après la Seconde guerre.
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[1] Diên (administration) Biên (frontalier) Phu (district). Traduction de Diên Biên Phu (Administration – ou préfecture – du district frontalier). Son vrai nom en thaï est Muong Tenth : Village du ciel.
[2] Lucien Bodard, prix Goncourt 1981, auteur d’une remarquable trilogie indochinoise : L’Enlisement, l’Humiliation, L’Aventure. Auteur aujourd’hui oublié, au style alluvionnaire, qui mérite d’être redécouvert.
[3] Une loi datant du 9/12/50 interdisait dans son article 7, l’envoi du contingent sur un théâtre d’opérations situé hors du territoire national. L’Algérie étant trois départements français, à la différence de l’Indochine, c’est qu’il explique qu’on y fit appel au contingent pour y mener… « des opérations de police ».
[4] Pierre Schoendoerffer, cinéaste écrivain, auteur de la 317ème section, témoignage sur le désarroi du soldat dans une guerre sans sens, et aussi, du documentaire sur la guerre du Vietnam, La Colonne Anderson.
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