Salman Rushdie, dans son dernier livre autobiographique, Le Couteau (éditions Gallimard), nous donnait des nouvelles de Paul Auster. Elles n’étaient pas très bonnes, après l’annonce de son cancer en 2022. Rushdie écrivait de son ami : « Je rendis visite à Paul Auster dans sa maison de Park Slope à Brooklyn. Quelle année il avait vécue. […] Et maintenant, le cancer. Il avait entamé une chimiothérapie et avait perdu ses cheveux. » Rushdie se permet une blague amicale sur son état de santé, ce qui fait rire Auster. « C’était bon, écrit Rushdie, de le voir et de l’entendre rire. J’étais heureux de le voir si optimiste. Mais le cancer était sournois. »
La mort de Paul Auster à 77 ans, hier soir dans cette maison de Brooklyn dont parle Salman Rushdie, a eu raison des relations étroites qui unissaient les deux hommes. Ils avaient en commun l’exigence de l’amitié, ainsi que cet amour de la littérature qui, à chaque fois qu’une telle disparition se produit, fait dire à celui qui reste : « Mort à jamais, qui peut le dire ? »
Un écrivain américain francophile
Dans le cas de Paul Auster, nous avons affaire à l’un des romanciers américains les plus francophiles qui fût jamais. Durant sa vie, il n’a cessé de rendre hommage à notre littérature, dont il était un grand connaisseur. Encore enfant, il avait subi l’influence bienfaisante d’un oncle lettré, traducteur de Virgile, qui lui avait ouvert l’esprit aux langues étrangères, et sans doute au français. Quand il intègre l’Université Columbia, à New York, il sait déjà que c’est cette littérature raffinée qui l’intéresse. En 1971, Paul Auster vient s’installer en France pour plusieurs années, et il y rencontre notamment le poète André du Bouchet.
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Quand il revient à New York, il traduit des auteurs de chez nous comme Mallarmé, Breton ou Simenon. Pour gagner sa vie, il fait de la critique littéraire et tente en vain de publier un manuscrit de roman policier. C’est alors que son père meurt subitement, ce qui le bouleverse profondément. Cet évènement, qui se révélera fondateur pour lui, lui inspire en 1982 un livre ambitieux, L’Invention de la solitude. Au début, le succès se fait encore attendre, mais finit par arriver. La suite de sa brillante carrière d’écrivain se développe à partir de cette publication : Moon Palace (1990) confirme son aura de romancier, ainsi que Léviathan (1993), qui reçoit le prix Médicis étranger.
Le romancier du hasard
Au total, Paul Auster aura écrit une œuvre considérable, plus de quarante livres traduits dans autant de langues. Il aborda des domaines très divers, puisqu’il fut aussi poète (depuis l’âge de douze ans), essayiste et scénariste. Nombreux sont ses ouvrages autobiographiques, également. Il se consacra un temps au cinéma, d’abord en collaborant avec le metteur en scène Wayne Wang pour plusieurs films, dont Smoke, Ours d’argent à Berlin en 1995. Il passa ensuite à la réalisation, avec par exemple Lulu on the Bridge (1998). Paul Auster fut sans conteste un touche-à-tout de génie, disposant d’une palette de talents d’une grande amplitude, qui fait penser aux Lumières du XVIIIe siècle. Moon Palace, attachant roman d’initiation, en porte par exemple la trace évidente. En plus d’être un exceptionnel raconteur d’histoires, Paul Auster était un philosophe hanté par l’idée implacable du hasard. Il avait fait sienne la devise mallarméenne, selon laquelle « jamais un coup de dés n’abolira le hasard ». Dans son roman 4 3 2 1 (2018), Paul Auster avait choisi de présenter les quatre vies possibles d’un Juif russe émigré à New York. Paul Auster était le petit-fils de Juifs originaires d’Europe centrale. La question cruciale de l’identité revenait par conséquent souvent sous sa plume, et donnait à son propos une intensité très vive, dans laquelle beaucoup de lecteurs d’aujourd’hui se reconnaissaient.
Dans son ultime roman, Baumgartner, sorti très récemment chez Actes Sud (l’éditeur de tous ses livres), Auster renouait avec cette problématique typiquement moderne de la perte d’identité. Il y posait une dernière fois la question : « Qu’est-ce qu’un homme ? », et donc, finalement : « Qui suis-je ? ».
Le moment ultime
Comme tous les grands écrivains, Paul Auster s’est demandé souvent ce qu’était la mort.
Dans ses romans, en particulier, il n’a pas esquivé cette question difficile, voire insoluble. Maintenant qu’il n’est plus parmi nous, l’heure a sonné de revenir sur ses livres, pour y découvrir un sens nouveau, comme si son art romanesque résidait aussi dans la préfiguration, certes métaphorique, du moment ultime. Les dernières lignes de Moon Palace répondent peut-être secrètement à cette interrogation, en particulier lorsqu’il écrit : « J’étais arrivé au bout du monde, et au-delà ne se trouvaient que de l’air et des vagues, un vide qui s’étendait sans obstacle jusqu’aux rives de la Chine. C’est ici que je commence, me dis-je, c’est ici que débute ma vie. » ‒ Car j’ai oublié de le dire : l’œuvre de Paul Auster est de celles qui redonnent espoir.
Tous les livres de Paul Auster sont publiés en France par les éditions Actes Sud.
Salman Rushdie, Le Couteau, Réflexions suite à une tentative d’assassinat. Traduit de l’anglais par Gérard Meudal. Éd. Gallimard, 2024.
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