Quel âge a-t-elle ? 20 ans, peut-être : elle a encore les joues pleines des adolescentes, la bouche gonflée, joliment peinte et les tressaillements de physionomie des êtres bien élevés, qui gouvernent leurs émotions et y succombent avec retenue. Elle a la chance, le désir d’être là. Comment s’est-elle glissée dans cette foule énorme, assemblée autour d’un homme de haute taille ? Il prononce un discours, mais sans note. Tous l’écoutent, tous sont saisis. Ce qu’ils entendent n’appartient pas au registre de la réunion politique, de l’exhortation de préau, plutôt d’un soliloque à haute voix.
On n’aperçoit pas d’autre présence féminine que la sienne. Elle est ravissante sous son chapeau léger. Son beau regard va de l’un à l’autre, cherchant une furtive complicité de bonheur, puis revient vers le dos, si vaste, de l’orateur. On lit sur son visage les ondes du plaisir que lui procurent les mots de cet homme. Il s’appelle Charles de Gaulle, et cela se passe le 25 août 1944. Quel est le nom de la très jeune femme ?[access capability= »lire_inedits »]
Le soulèvement s’est produit le 19. Aux armes automatiques des soldats réguliers se sont mêlées des pétoires du siècle dernier, des fusils d’anciennes chasses, des pistolets qu’on dirait à bouchon. Des gaillards au teint cuivré par le soleil, les cheveux noirs et plaqués, en chemise blanche, courent sur le macadam, se postent à l’angle d’une rue, s’abritent sous un porche. L’action de la Résistance consiste à semer la peur chez l’ennemi, à le tenir enfermé dans ses points d’appui. Elle y parvient admirablement, jusqu’à la limite de ses forces. Mais elle commence à manquer de munitions. Alors, le général Leclerc s’échappe, en quelque sorte, et fonce vers la capitale. Les chars de la 2e DB y entrent le 25, à 8 heures, par les portes d’Orléans, de Gentilly et de Saint-Cloud, les Américains par la porte d’Italie.
À 15h 30, le général von Choltitz signe sa reddition, que contresignent le général Leclerc et le colonel Rol-Tanguy, chef des FFI de l’Île-de-France. Précieux document, que Leclerc remet à de Gaulle, une heure plus tard, à la gare Montparnasse. Il règne une chaleur accablante. À 19 heures, le Général gagne l’Hôtel de Ville. Il se dresse, il veut parler, le brouhaha s’apaise[1. Le film de cette cérémonie : Discours de l’Hôtel de Ville de Paris, 25 août 1944 – charles-de-gaulle.org]
: « Pourquoi voulez-vous que nous dissimulions l’émotion qui nous étreint tous, hommes et femmes, qui sommes ici, chez nous, dans Paris debout pour se libérer, et qui a su le faire de ses mains ! » (la jeune femme au chapeau esquisse un sourire). « Non ! Nous ne dissimulerons pas cette émotion profonde et sacrée. Il y a là des minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies » (un léger voile de gravité couvre son front). « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé (des larmes lui viennent) ! Mais Paris libéré ! (elle tressaille, toute sa face s’illumine, on dirait qu’elle soupire d’aise, puis elle efface de ses mains gantées de blanc une larme à sa paupière gauche et une autre à sa paupière droite) libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle (elle ne retient plus sa joie, elle exulte, tandis que le grand magicien paraît se ressaisir, et revient à la raison de guerre). Eh bien ! Puisque l’ennemi qui tenait Paris a capitulé dans nos mains, la France rentre à Paris, chez elle. Elle y rentre sanglante, mais bien résolue. Elle y rentre, éclairée par l’immense leçon, mais plus certaine que jamais, de ses devoirs et de ses droits[2. Nous remercions vivement Claude Marmot et Michel Anfrol. Ils n’ont pu, malgré leurs efforts, donner un nom à la jeune femme de l’Hôtel de Ville. Mais l’enquête se poursuit…][…]. »
On ne reverra plus la jeune femme aux gants. Créature de l’eau et des songes, nymphe giralducienne[3. « Giralducien » : de Jean Giraudoux. Ondine, pièce du même, donnée pour la première fois en 1939, par Louis Jouvet.], nixe de la Seine[4. Créature aquatique des mythologies du nord de l’Europe] , retrouvant enfin son fleuve déserté par les Filles du Rhin qui l’avaient envahi : avait-elle su, pour un bref instant, et grâce au chevalier à la haute stature, se libérer du sortilège de ses origines ?
Le 25 août 1944, une sirène aux cheveux noirs est peut-être le visage de la République.[/access]
*Photo: Discours de l’Hôtel de Ville.1944
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