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L’homme qui parlait au fleuve

« Loire » d’Étienne Davodeau (Editions Futuropolis, 2024)


L’homme qui parlait au fleuve
Dessin d'Etienne Davodeau © Futuropolis Editions

Monsieur Nostalgie remonte la Loire en compagnie d’une bande-dessinée signée Étienne Davodeau


Aux beaux jours, on a des envies de Loire comme de vins de soif. De grimper sur le piton de Sancerre et d’enjamber ses ponts de pierre, de dégoupiller un flacon de sauvignon et d’assister à la parade nuptiale des grèbes huppés. Les bancs de sable nous appellent. L’esprit ligérien est le substrat des terres intérieures, son mirage et son au-delà. Très jeune, on nous a alertés sur sa dangerosité, ses tourbillons et ses remous, elle vous emporte et aucune force n’y résiste, nous prévenaient nos grands-parents. Les meilleurs nageurs y perdirent leur sang-froid. Très jeune, à des centaines de kilomètres de l’Océan et des plages de sable fin, durant ces étés caniculaires qui fendent les maisons, dans ces campagnes chauffées à blanc, l’air rempli des fraîches moissons, dans les éternuements et les pics de température, nous n’avons pu résister à son attrait. Innocents et suicidaires, nous avons plongé dans son lit.

La Loire ne porte pas sa sauvagerie sur ses traits, c’est pour mieux vous manger, mon enfant. D’un coup d’œil fainéant, on la trouverait même un peu indolente, elle charrie quelques morceaux de bois ; large et détendue, elle semble apaisée, presque indifférente au sort des Hommes. Elle rêvasse et laisse couler les temps infinis. Elle est là, depuis si longtemps. Quelques châteaux à la peau blanche lui servent de promontoires, d’éperons ostentatoires, elle s’en moque, elle vit sa vie, ne s’occupe que très occasionnellement de l’activité humaine qui l’entoure. Les princes et les rois qui se sont installés à ses pieds, restent ses servants. Elle est chez elle, sa seigneurie a creusé son sillon dans les entrailles de notre pays. Si on l’observe de plus près, cette nonchalance rurale est un leurre. Son calme, cette indifférence des aristocrates, est sa manière à elle, de ne pas tirer la couverture, on la croit absente, elle est turbulente ; on l’imagine somnolente, loin du tumulte de la mer, elle est caractérielle. Ses colères rappellent aux imprudents que c’est elle qui tient notre destin en main. Elle est maître de son territoire, nous ne sommes que d’accessoires figurants.

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Aujourd’hui, depuis sa patrimonialisation, son inscription à l’UNESCO, ses breloques d’ancien combattant accrochées à ses berges, ses pistes cyclables et son tourisme naturaliste, elle est intouchable. Sa panthéonisation a été tardive, dans mon enfance, on ne la vénérait pas, elle faisait partie du paysage, on ne prenait pas l’apéro dessus, on naviguait peu, les barques à fond plat avaient quasiment disparu, on avait même oublié qu’elle était à l’origine d’une économie fluviale florissante, on y pêchait seulement quelques sandres ou perches. Les historiens et les promoteurs ne pouvaient décemment pas la laisser tranquille. Il fallait la commémorer et l’utiliser. Mais la Loire en a vu d’autres, des gesticulateurs et des activistes. Elle ne se laisse pas apprivoiser par le premier marchand venu. Dites-vous bien que nous serons toujours ses sujets, des disciples bien fébriles face à ses méandres et à ses chausse-trappes. Beaucoup d’écrivains, d’illustrateurs, de peintres ou de photographes ont tenté de se l’approprier, de capturer sa lumière, ses affaissements et ses fulgurances, recensant sa faune et sa flore exceptionnelles, s’engouffrant dans ses bras morts, l’érigeant en parangon de la biodiversité et en rempart contre les fossoyeurs climatiques. Étienne Davodeau, dans « Loire » parue aux éditions Futuropolis qui fête leurs 50 ans en 2024 – l’aventure éditoriale a même démarré en 1972 par l’ouverture de la librairie Futuropolis dans le XVème arrondissement par Étienne Robial et Florence Cestac – est certainement l’artiste qui s’est approché de plus près de son onde maléfique et libératrice.

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Dans sa bande-dessinée, Agathe, une femme qui a été beaucoup aimée, convoque ses amants et amantes pour un ultime rendez-vous. L’histoire commence par un homme nu piégé par les courants et se poursuit dans une quête sur soi-même. Davodeau ne sublime pas le fleuve, n’essaye pas de tordre sa réalité, de le faire plus poétique ou angélique qu’il n’est. Il le restitue dans son entre-deux teinté d’un onirisme un peu inquiétant. Ses planches de nuit sont splendides. J’y ai retrouvé mes émois adolescents. Il fait dire à Louis, l’un de ses personnages : « Ça parle un fleuve ? ». Davodeau l’a fait parler.

Loire d’Étienne Davodeau – Futuropolis, 104 pages.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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