Un Cahier de l’Herne est consacré à Vladimir Nabokov
C’est toujours avec un grand plaisir qu’on revient à Nabokov, ce magicien des lettres. On lit et relit chacun de ses romans avec une délectation inoubliable. Il incarne à lui seul une idée à peu près complète de la littérature. Son œuvre est protéiforme, écrite dans plusieurs langues, mais chacun de ses livres porte la signature du grand maître ès romans qu’il fut. Ce numéro des Cahiers de l’Herne propose une rétrospective très informée de la vie de Vladimir Nabokov, en en abordant les différents aspects, comme l’inévitable chasse aux papillons, mais toutefois sans perdre jamais de vue le génie esthétique particulier d’un écrivain qui ramenait l’univers aux couleurs éclatantes d’une petite bille sphérique.
Le succès de Lolita
Ce Cahier fait évidemment la part belle à Lolita (1955), impérissable succès planétaire. Qui n’a pas lu cette œuvre parfaite, écrite dans un anglais d’exception ? Je ne résiste pas au plaisir de vous en citer un passage en anglais, au tout début, pour vous mettre (littérairement) l’eau à la bouche : « She was Lo, plain Lo, in the morning, standing four feet ten in one sock. She was Lola in slacks. She was Dolly at school. She was Dolores on the dotted line. But in my arms she was always Lolita. »[1]
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Plusieurs articles de ce Cahier de l’Herne sont consacrés à ce roman culte, et notamment à sa réception à l’époque. Je mentionnerai l’article très caractéristique de Robbe-Grillet, intitulé « La notion d’itinéraire dans Lolita » dans lequel l’auteur des Gommes reconnaît presque s’identifier au personnage de Humbert Humbert. Il y a aussi la réaction étonnante de Dorothy Parker, en 1958, qui décrit ainsi le caractère de Lolita : « C’est une atroce petite créature, égoïste, dure, vulgaire, pénible. » Le personnage maléfique, pour Dorothy Parker, c’était Lolita et non son coupable beau-père. Pourtant, Nabokov lui-même avait mis en garde contre cette interprétation, indiquant que Lolita était plutôt une victime. C’est l’avis de Vanessa Springora, précoce lectrice de Lolita, qui nous offre ici une interprétation attentive du roman, en rendant justice à l’ambition de Nabokov (c’est aussi ma lecture de Lolita, désormais) : « L’écho de cette voix sacrifiée, écrit Springora en parlant de la nymphette, n’en finit pas de nous hanter. » Dans sa contribution, Agnès Edel-Roy défend le même point de vue, qui correspond à une perspective spécifiquement contemporaine, rendue possible selon elle par « la libération de la parole ».
Un choc émotionnel
Lolita n’est pas la seule œuvre de Nabokov au programme de ce Cahier. L’excellent Deny Podalydès, délaissant pour un temps Shakespeare, nous parle par exemple de Mademoiselle O (1939), ce récit de Nabokov écrit en français. On avait demandé à l’acteur de venir en faire une lecture à Beaubourg : « Ce fut un choc émotionnel, confie-t-il, de ces lectures qui m’ont sans doute plus marqué, moi, que les auditeurs. » Podalydès raconte qu’il est également un fervent admirateur de Feu pâle (1962). Chacun d’entre nous a ses romans préférés de Nabokov, et d’autres peut-être qu’il aime moins. J’avoue, pour ma part, avoir eu du mal avec Ada (traduit en 1975). Mais parmi ceux qui m’ont fasciné le plus, je peux citer La Méprise (1934) que Fassbinder porta à l’écran sous le titre anglais Despair, ainsi que l’autobiographie de Nabokov Autres rivages (1961) que le même Podalydès apprécie tant, par ailleurs : « Qui n’aurait envie, écrit-il, d’accéder à une pareille faculté de mémoire et de consignation de cette mémoire ? »
Nabokov, lecteur redoutable
Je vous conseille de lire ce Cahier de l’Herne consacré à Nabokov en le feuilletant au hasard ou au gré de votre intuition. Vous tomberez toujours sur un passage spécialement écrit pour vous, et auquel vous ne vous attendiez pas. Il en ira ainsi peut-être du texte assez amusant de Brice Matthieussent sur les détestations littéraires de Nabokov. Le professeur d’esthétique et traducteur de Nabokov propose une liste des auteurs classiques que l’écrivain, pourtant admirable lecteur, ne supportait pas : « le panthéon poussiéreux des prétendus génies littéraires, ainsi que les qualifie pour l’occasion Mattthieussent, qui sont en fait des escrocs à la réputation usurpée ». Parmi eux, on le sait, Sade et Freud. Mais aussi Balzac et Faulkner, et même Dostoïevski. On n’est pas obligé d’approuver…
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Après avoir parcouru, plus ou moins en détail, comme je l’ai dit, ce très remarquable Cahier de l’Herne, qui comprend bien d’autres contributions encore dont je n’ai pas pu parler, faute de place, tout amoureux en puissance ou adepte confirmé de Nabokov sera incité à reprendre tel ou tel de ses romans ou à en choisir un qu’il n’a pas encore lu. Le plaisir littéraire s’éprouve aussi dans l’intertexte, on le sait depuis longtemps, d’où l’utilité de ces Cahiers de l’Herne qui sont toujours un propice excitant intellectuel.
Les Cahiers de l’Herne, Vladimir Nabokov. Éditions de L’Herne, 2023.
Chez le même éditeur, Véra Nabokov, L’Ouragan Lolita, Journal 1958-1959. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent.
[1] Traduction française : « Elle était Lo le matin, Lo tout court, un mètre quarante-huit en chaussettes, debout sur un seul pied. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolorès sur le pointillé des formulaires. Mais dans mes bras, c’était toujours Lolita. »