La langue anglaise n’existe pas, ce n’est que du français mal prononcé, nous dit Bernard Cerquiglini dans un petit essai aussi drôle que brillant.
L’étude des langues, de leurs origines, de leurs ressemblances, de leurs disparités, de leurs métissages, a toujours constitué une branche importante de la science. Un rameau toujours vert.
Sans remonter à la Tour de Babel et pour s’en tenir aux savants de notre temps, des gens comme Ferdinand de Saussure, Émile Benveniste ou Jean Séguy, ce dernier, pionnier de l’ethnolinguistique dans les années 60, lui ont donné ses lettres de noblesse.
Bernard Cerquiglini se situe dans cette lignée. Universitaire, il a enseigné à Paris, Bruxelles et Bâton Rouge (Louisiane) avant d’occuper de hautes fonctions, dont celle de Directeur de l’institut national de la langue française (CNRS). Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il a notamment publié, avec Erik Orsenna, Les Mots immigrés (Stock). Son dernier ouvrage, « La langue anglaise n’existe pas », c’est du français mal prononcé, a pour titre une citation – d’où les guillemets. Il s’agit d’une phrase de Clémenceau, empruntée par ce dernier à Alexandre Dumas qui la place dans la bouche de son héros d’Artagnan. Et Clémenceau, qui n’était pas dépourvu d’humour, d’ajouter : « L’Angleterre n’est qu’une colonie française qui a mal tourné ». Étrange itinéraire pour un titre insolite. Car nous avons ici à faire à un essai des plus sérieux, fruit d’une érudition sans faille. C’est que Bernard Cerquiglini présente une particularité importante : il est membre de L’Ouvroir de Littérature Potentielle (OulipO). Lequel fut créé en 1960 par le romancier, poète et essayiste Raymond Queneau et le mathématicien François Le Lionnais.
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Petit tour d’horizon
L’Oulipo s’est donné pour tâche d’explorer toutes les potentialités de la langue. C’est une manière de pseudopode du Collège de Pataphysique qui a compté parmi ses notables, outre Queneau, des écrivains tels que Boris Vian et Georges Pérec.
La pataphysique, chère à Alfred Jarry et à son héros, le Dr Faustroll, professe l’identité des contraires. Il est vrai qu’il est parfois difficile, voire impossible, de tracer clairement une ligne de démarcation entre littérature et science, ou entre rêve et réalité. Auteur des Fleurs bleues (1965), roman qui illustre cet apparent paradoxe, mais aussi de Bâtons Chiffres et Lettres et d’Exercices de style, Queneau est le prototype de l’explorateur passionné de notre langue qu’il scrute sous tous ses aspects, phonétique, sémantique, philologique.
Tel est aussi le propos de la Sémantique générale, théorie développée au début du XXe siècle par le linguiste américain Alfred Korzybski et selon laquelle le sens des mots et des phrases n’est pas fixe, mais varie selon le contexte. Ainsi convient-il d’avoir toujours à l’esprit que « la carte n’est pas le territoire ». L’un des axiomes de la Programmation neuro-linguistique (PNL), élaborée aux États-Unis dans les années 70 par John Grinder et Richard Bandler.
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Pour sa part, René Etiemble connut un grand succès avec son Parlez-vous franglais ?, une dénonciation coruscante de l’invasion et de la « colonisation » de notre langue remplacée en maints domaines par l’anglais.
Du bœuf et du mouton
Revenons à nos moutons. S’il est clair que Bernard Cerquiglini marche sur les brisées de René Etiemble comme le montre sa conclusion, il est tout aussi évident que le contentieux entre l’anglais et le français, reflet d’une lutte pour la suprématie dans tous les domaines, ne date pas d’hier. Elle remonte à 1066 et à la victoire de Guillaume le Conquérant à Hastings. Les Français importèrent avec eux leur langue dans les territoires conquis et celle-ci se répandit, mais seulement dans la classe dominante. C’est ainsi que le bœuf, appelé ox par les manants qui labouraient les champs, se transforma en beef, saignant ou bien cuit, dans l’assiette des aristocrates. Semblable destin pour ship, mué en mutton, et pour bien d’autres mots témoignant de l’emprise du français sur le vocabulaire anglais. Il va sans dire que le domaine de la gastronomie n’était pas le seul à être impacté, comme on dit aujourd’hui quand on est up to date. L’auteur explore maints secteurs venant corroborer la boutade de Clémenceau. L’industrie, le commerce, le droit, l’administration, la diplomatie se trouvent sous l’emprise du français, langue dominante jusqu’au dix-huitième siècle.
Constat de l’essayiste à propos de l’anglais : « Plus d’un tiers du vocabulaire est d’origine française ; si l’on ajoute les mots imités du latin, la barre des 50% est dépassée ».
Un voyage fascinant
Tel est le constat quantifiable. Encore faut-il y ajouter ce qui fait la saveur du français, son pittoresque, sa subtilité. Partant de là, Bernard Cerquiglini entraîne son lecteur dans un voyage à travers le temps et l’espace, analysant avec précision toutes les circonstances historiques, politiques, sociales, économiques et culturelles qui ont changé la donne au cours des siècles. Au point de voir à son tour notre langue envahie, submergée par un lexique indigne d’elle. Ainsi se trouve confirmée l’alerte lancée en son temps par Etiemble.
La particularité de cet essai au titre provoquant, bien dans la ligne de l’Oulipo, ce qui le rend incomparable, c’est, d’abord, le degré d’érudition de son auteur. Une érudition dont témoigne la bibliographie citée en fin d’ouvrage et l’impressionnant index des mots commentés. Rien de pesant, toutefois. À l’inverse, une légèreté souvent teintée d’humour.
Bernard Cerquiglini « La Langue anglaise n’existe pas ». C’est du français mal prononcé. Gallimard, Folio essais n° 704, 196 pages.
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