Michel Maffesoli est sociologue, professeur à la Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France et administrateur du CNRS. Il a récemment co-écrit avec Hélène Strohl Les nouveaux bien-pensants (Éditions du moment).
Causeur : En conclusion de votre dernier livre, Les nouveaux bien-pensants, vous expliquez que l’avenir appartient aux « esprits affranchis », qui viendront demain nous libérer du conformisme des « esprits asservis ». Qu’est-ce qu’un esprit asservi par la pensée unique ?
Michel Maffesoli : Je vise les journalistes, politiques et autres universitaires – souvent soixante-huitards – asservis aux grandes idées de la modernité. Leurs esprits marxisés sont restés bloqués sur les vieilles idées progressistes. Certes, nous n’allons pas cracher dans la soupe : les Lumières, puis le XIXe siècle, ont accompli de belles choses. Reste qu’un nouveau cycle commence.
À vous lire, ce n’est pas dans les milieux universitaires – que vous comparez à l’univers des « racailles » de banlieue ! – que naîtront des esprits affranchis…
Dans les sciences humaines et sociales, un esprit libre a rarement droit de cité à l’Université. Prenez Baudrillard. Il est resté maître de conférences en sociologie toute sa vie et son nom n’apparaît jamais dans les bibliographies. Il y a encore quelques années, la France était la troisième destination des étudiants étrangers. On n’avait pas de pétrole, mais on avait des idées ! Aujourd’hui, on a reculé à la cinquième ou sixième place. Je vais retourner en juin à Shanghai, pour le Forum mondial de la culture. La dernière fois, sur une centaine d’invités, j’étais le seul Français. Et mes trois ou quatre derniers très bons thésards ont refusé de travailler à l’Université. Ce sont des indices de notre perte de crédibilité.
La situation de notre enseignement supérieur paraît préoccupante. Mais faut-il en imputer la responsabilité à notre intelligentsia pétrie de « politiquement correct » ? [access capability= »lire_inedits »]
Nos élites intellectuelles nomment les choses par leur contraire. Certains adeptes du conformisme le plus plat se qualifient de rebelles. Comme dans 1984 et Le meilleur des mondes, ils utilisent le principe de l’antiphrase absolue et sont prêts à appeler le ministère de la guerre « ministère de l’amour ». Mais ils savent leur cause perdue : une idéologie s’achève quand elle n’a plus les mots pour décrire le réel.
Justement, vous jugez que les mots de « république, démocratie, citoyen » sont devenus de simples incantations dont politiques et médias nous rebattent les oreilles. Est-ce vraiment politiquement correct de défendre ces grands principes à la dérive ?
Comme l’avait compris Michel Foucault, quand un mot ne désigne plus rien de probant, il devient incantatoire. On ne peut plus penser la République comme étant « une et indivisible ». Dès lors, il faut trouver d’autres mots. Un peu par provocation, j’ai lancé l’idée de « tribus » pour penser la mosaïque de groupes divers auxquels nous appartenons aujourd’hui.
La remise en cause de l’unité républicaine, la détestation des politiques et la méfiance envers les médias ne se sont jamais aussi bien portées. Dans ce sens, ces idées sont-elles encore « incorrectes » ?
Ces idées se portent bien, mais pas chez ceux qui ont le pouvoir d’écrire. Actuellement, nos élites restent figées sur la dogmatique moderne, autour de la fiction d’un individu qui se réalise par le travail, au moyen de la raison, en fonction de l’avenir. Quand Sarkozy parlait de la « valeur travail », je lui avais dit qu’il était marxiste jusqu’au bout des ongles ! Ça, c’est le politiquement correct. Le simple fait de vouloir dépasser les grandes idées modernes – progrès, valeur travail, rationalisme – suffit à être accusé d’hérésie.
Il y a quand même des esprits frondeurs à l’Université et dans la presse. Vous en êtes la preuve vivante !
Pour avoir essuyé des critiques violentes parce que ma pensée postmoderne fait appel à l’imagination, et pas simplement à la raison, je peux vous certifier qu’il n’y a pas un seul « incorrect » dans le milieu universitaire. On entend quelques voix dissonantes dans les médias, mais Éric Zemmour, Élisabeth Lévy et Alain Finkielkraut peinent à couvrir le discours des 80% de bien-pensants.
Je vais me faire l’avocat du diable. Un certain « politiquement correct » n’est-il pas nécessaire pour éviter de libérer un discours populiste ?
À force de diaboliser le « populisme » et le « communautarisme », la France est vraiment déphasée. On dénonce en permanence le communautarisme, alors qu’il faut reconnaître l’existence des communautés. De la même manière, il y a chez nos gens de gauche une telle peur, un tel mépris du peuple, qu’ils vont taxer de « populisme » tout ce qui est la simple expression du bon sens.
Pourquoi réhabilitez-vous le bon sens ?
Un arbre ne peut croître s’il n’a pas de racines. Je défends donc l’enracinement dynamique : on vient d’un lieu, d’un pays, d’un village, sans se sentir étranger à ce qui se passe de par le monde. Le bon sens, c’est aussi dire qu’il y a des sexes, contre la « théorie du genre », cette construction abstraite de la société. Paradoxalement, les discours démagogiques à la Mélenchon ou Le Pen sont un symptôme de notre incapacité à dire ce qui est vécu. Souvenons-nous, ici, de Descartes qui en appelait au « bon sens et à la droite raison réunis ».
Dans votre analyse de la falsification du réel, vous pointez l’influence des « trois M » (Minute, Mediapart et Marianne)…
Je connais moins Minute, mais je considère que Marianne et Mediapart sont des inquisiteurs, au sens où ils reproduisent les méthodes de l’Inquisition, sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. Ce n’étaient pas les curés qui tuaient. Ils se contentaient, hypocritement, pour sauver l’âme, de dénoncer, puis ils passaient le relais au bras séculier. Aujourd’hui, Plenel se contente de dénoncer, puis ce sont les juges qui sanctionnent. Ce travail de flic m’inquiète. Au fond, les anciens trotskards comme Plenel restent ce qu’ils sont : des commissaires du peuple. Il n’est bien sûr pas question de donner un satisfecit au fraudeur Cahuzac, mais je reste très marqué par une vieille idée situ : on ne combat pas l’aliénation avec des moyens d’aliéné ! [/access]
*Photo : Hannah
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