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Rwanda 94: retour sur un carnage

Alain Destexhe publie "Rwanda : le carnage. 30 ans après, retour sur place"


Rwanda 94: retour sur un carnage
Exode de population, retournant au Rwanda, Goma, Zaïre, novembre 1996 © HALEY/SIPA

Le 7 avril marquera le 30ème anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda qui fit plus de 800 000 morts en trois mois en 1994. Alain Destexhe était à l’époque le secrétaire général de Médecins Sans Frontières. Il a vécu de près cette tragédie. Trente ans plus tard, il est retourné sur place à la rencontre de rescapés et de génocidaires. Nous publions ici deux extraits de son livre.


Rwanda : le carnage. 30 ans après, retour sur place, Editions Texquis, 140 pages

Rwanda 94: le carnage: 30 ans après, retour sur place

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1. Jean-Claude, le policier tueur de Tutsis

En 1994, Jean-Claude a 26 ans et est l’un des quatorze policiers de la commune de Nyamata, à une heure de Kigali, l’une des plus touchées par le génocide.

Quatre ans auparavant, le FPR, le Front patriotique rwandais, attaque le Rwanda depuis l’Ouganda. Le mouvement est composé de la jeune génération des Rwandais vivant en exil depuis 1959, principalement de Tutsis, que le régime n’a pas voulu laisser revenir au pays. 

Dès 1990, après l’attaque du FPR, Jean-Claude et ses collègues, sur ordre des autorités, commencent à harceler les Tutsis de la commune, à les arrêter sans raison et à les passer à tabac. En 1992, plusieurs dizaines sont tués et leurs maisons brûlées. Suite à des reportages de la BBC et de RFI, l’administration leur enjoint de modérer leurs ardeurs et les persécutions cessent provisoirement. Jusqu’en 1994, au cours de réunions, les autorités ne cessent de répéter que les Tutsis sont des serpents, des cancrelats, et que le FPR va, selon leur vision tronquée de l’histoire, ramener le servage (des Hutus par les Tutsis), un thème puissant dans l’imaginaire du régime au pouvoir.

On leur bourre le crâne, en leur répétant que les Tutsis, tous les Tutsis, qui sont depuis 1959 des citoyens de seconde zone, sont les alliés du FPR. Quand l’avion du président Habyarimana est abattu le soir du 6 avril, les autorités répandent rapidement un discours accusateur : Voici la preuve que ce que nous vous disions était vrai, ils ont tué notre président

Je tire dans le tas comme les autres 

Dans la soirée du 10 avril, des militaires arrivent à Nyamata et les policiers leur montrent les maisons des Tutsis afin de les tuer. Beaucoup d’entre eux s’étaient réfugiés dans l’église de Nyamata et d’autres sur un terrain en face de la maison communale où se trouvaient plusieurs milliers de personnes apeurées, pensant que les autorités allaient les protéger. Celles-ci décidèrent plutôt, commodément, de les tuer sur place. Les militaires et les policiers, armés de fusils et de grenades, les miliciens munis de machettes et des gourdins cloutés, encerclent les réfugiés et commencent à tirer dans le tas, à jeter des grenades et à macheter.

Jean-Claude commence à tirer sur les plus proches, puis, au fur et à mesure que les victimes sans défense tombent, vers le centre de la foule. Il tire, il tire et tire encore. Il dispose de dix cartouches pour son fusil à un coup et, lorsqu’il n’en a plus, on lui en fournit de nouvelles. Les miliciens achèvent le travail à la machette et au gourdin. C’est un véritable carnage, une boucherie, un massacre. Combien de personnes a-t-il tué ? Il ne sait pas ou refuse de le dire. Il tirait dans le tas comme les autres. 

Ce dont il est certain c’est qu’il a tué tous les jours pendant un mois, d’abord dans le centre du village, puis, par la suite, dans les forêts et les marais et qu’il n’a jamais manqué de munitions. Quel sentiment éprouvait-il ? Au début la peur, nous dit-il, mais ensuite la peur a disparu, il n’y a pas de joie non plus, cela devient une habitude de tuer. C’était un travail qui était ordonné par les autorités et nous accomplissions notre devoir. Il recevait des ordres et il obéissait, comme Adolf Eichmann et les autres exécuteurs nazis de la solution finale.

Jean-Claude erre ensuite pendant 10 ans au Congo avant de se rendre aux autorités rwandaises et d’être renvoyé à Nyamata.

Confession et jugement

Dans le cadre du processus de Gacaca (qui se prononce Gatchatcha), un processus de justice traditionnelle adapté pour juger les génocidaires au plus près du lieu de leurs crimes, il confessa ses forfaits et dit toute la vérité. En conséquence, il fut condamné, non à de la prison, mais à quatorze ans d’un régime plus clément de travaux d’intérêt général dont il n’en effectua que sept. Sept ans seulement, à construire des routes tout en restant libre, douze ans après les faits, pour le meurtre de dizaines, peut-être de centaines de personnes. Le nouveau gouvernement s’est montré généreux, mais avait-il le choix vu le nombre de tueurs qui ne pouvaient tous être gardés pour de longues peines ?

Libéré, il est devenu agriculteur et est désormais le père de sept enfants. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Par la suite, Jean-Paul a rencontré le père Lobald, fondateur d’un groupe de réconciliation entre rescapés, familles de victimes et assassins. A travers ce groupe, Jean-Claude dit qu’il a, enfin, compris ce qu’il qualifie de péché de génocide et pourquoi ce qu’il avait fait était mal.

Pardon et réconciliation ?

Car, auparavant, malgré ses dix ans d’errance dans la jungle, son procès et ses crimes confessés, il ne l’avait pas compris : Je n’avais pas cela sur la conscience car je n’avais fait que mon travail et on devait obéir aux autorités ! Ce n’est qu’à travers ce groupe de dialogue qu’il a pleinement pris conscience de ses actes et éprouvé, pour la première fois, des remords : C’est bien moi qui ai fait cela et j’en suis responsable. 

Quand il nous raconte son histoire, il semble bien dans sa peau, il parle de façon volubile de son expérience et de son parcours. Est-il sincère ? Toujours est-il que très peu de tueurs se sont portés volontaires pour faire ce travail d’introspection et de réconciliation. On sait que le pardon est un élément essentiel de la doctrine chrétienne.

Innocent, un survivant de Nyamata qui a perdu toute sa famille, lui, ne veut pas entendre parler de pardon. Comme ils vivent dans la même commune, il lui arrive de parler avec des tueurs, mais il n’a certainement pas pardonné et ne veut pas entrer dans un groupe de dialogue avec eux. D’ailleurs, il s’est remarié avec une tutsie et n’aurait pu le faire avec une Hutue.

Que nous dit le parcours de Jean Claude ?

Le parcours de Jean-Claude nous apprend plusieurs choses importantes sur le génocide.

Vermine juive, cancrelat tutsi

Comme les nazis déshumanisaient les Juifs en les présentant comme de la vermine, le pouvoir hutu animalisait les Tutsis en les qualifiant de serpents ou de cancrelats. De la même manière que la plupart des exécuteurs de la solution finale se dédouanaient en se présentant comme de simples fonctionnaires obéissant aux ordres, Jean-Claude et ses homologues justifient leurs actes par l’obéissance aux autorités. À l’instar des nazis, notamment Eichmann lors de son procès à Jérusalem, les tueurs hutus ne manifestent ni culpabilité ni remords. Leurs aveux sont mécaniques, prononcés par obéissance aux nouvelles autorités. Mais au fond d’eux-mêmes, aucune trace de culpabilité n’émerge.

Grenades, fusils, gourdins cloutés…

Loin d’avoir été un génocide accompli uniquement avec des machettes, les armes à feu ont joué un rôle central lors des tueries, notamment lors des grands massacres où les Tutsis étaient rassemblés dans des églises, des stades ou des places communales. A côté des machettes, il y avait aussi des gourdins équipés de clous, une arme dont la vision fait frémir.


2. La résistance des Tutsis de Bisesero et la France

La place Aminadabu Biruta dans le 18e arrondissement de Paris rappelle aux Parisiens, qui l’ignorent probablement, l’histoire de la résistance des Tutsis de Bisesero.

Bisesero, une vaste région rurale, se trouve à 4h30 de voiture de Kigali – autrement dit le bout du monde dans ce pays un peu plus petit que la Belgique. Une fois arrivé sur place, il faut encore 30 minutes pour parcourir, au pas d’escargot, les huit derniers kilomètres sur une piste ravinée dans un superbe décor de montagnes verdoyantes.

Avant le génocide, l’habitat était dispersé dans les collines. Toutes les huttes ont été brûlées en 1994 et les survivants, presque tous des hommes, se sont regroupés dans des maisons le long de la piste. Ils ont épousé des femmes hutues et espèrent qu’avec un peu de chance, leurs descendants ne connaîtront pas l’enfer qu’ils ont vécu.

Des pierres contre des fusils

Bisesero est un haut lieu de la résistance aux génocidaires. Exception au Rwanda, cette région n’était peuplée quasi exclusivement que de Tutsis.  Du 7 avril au 30 juin 1994, munis de leurs pauvres outils d’éleveurs (des bâtons, des serpettes, quelques lances), ils ont opposé une résistance acharnée à l’armée, aux milices et aux paysans hutus venus à Bisesero sur ordre du gouvernement intérimaire dans le seul but de les exterminer. Tous les jours, sauf les jours de grande pluie – un cadeau du ciel, synonyme de répit pour les Tutsis – les miliciens arrivaient vers huit heures du matin et se repliaient à seize heures, tels des fonctionnaires après une journée de travail.

Les Tutsis s’était choisi un chef déterminé, Aminadabu Biruta, qui, avec les moyens du bord, organisa la résistance sur un mode militaire. L’installation de guetteurs sur les collines avoisinantes permettaient le matin de voir arriver les tueurs de loin. Du haut de la colline de Muyira, culminant à 2 300 mètres d’altitude, les réfugiés frigorifiés, affamés et terrorisés regardaient approcher les assaillants. Les femmes et les enfants restaient au sommet de la colline et déterraient les pierres qui servaient de munitions. Sur ordre de Birara, les hommes dévalaient alors la colline pour arriver au milieu des miliciens. Avec une bravoure extraordinaire, il fallait d’abord s’exposer aux armes à feu mais, une fois dans la mêlée, celles-ci devenaient inutiles. Les Tutsis visaient en priorité ces hommes armés et, s’ils parvenaient à les tuer, souvent, les miliciens s’enfuyaient face à la froide détermination de ces hommes en sursis.

Malheureusement, le combat était toujours inégal car les miliciens étaient accompagnés de militaires et de policiers armés de fusils et de grenades.

L’attaque du 13 mai

Exaspérée par cette résistance inattendue, les autorités organisèrent une attaque de grande envergure le 13 mai. Avec les moyens de l’Etat à leur disposition, ils firent venir des bus et des camions de militaires et de miliciens de plusieurs régions éloignées du pays pour appuyer les forces locales.

Ce jour-là, les réfugiés, en sous-nombre, déjà épuisés par des semaines de résistance et de disette, furent encerclés et périrent en très grand nombre, y compris les femmes et les enfants qui étaient désormais sans défense. Le lendemain, des milliers de blessés furent achevés par un second assaut.

Charles Karoli, 75 ans, qui nous raconte cette épopée, a perdu toute sa famille et un œil à cause d’un éclat de grenade, détail que je n’avais pas remarqué en raison des lunettes sombres qu’il porte en permanence.

Bisesero et la France : un échec et un drame

Après 80 jours de résistance acharnée malgré les attaques incessantes, leurs blessures, le froid, la pluie et la faim, les rescapés seront sauvés le 30 juin par des militaires français de l’Opération Turquoise, une controversée opération militaro-humanitaire française autorisée le 22 juin par le Conseil de sécurité de l’ONU.

Les soldats français qui arrivent ce jour-là sont accompagnés d’une équipe de l’ECPA, le cinéma des armées, qui les filme, confrontés à l’horreur.

Les militaires confrontés à l’horreur

Je cite le rapport La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), plus connu sous le nom de rapport (Vincent) Duclert.

Se succèdent les images d’un enfant blessé à la tête avec une grande coupure à l’arrière du crâne ; un garçon de 8-10 ans avec une blessure à la main (« c’est une blessure par balle, normalement… oh putain, c’est depuis au moins deux jours cela… il doit avoir une putain d’infection ») ; un petit garçon blessé à la tête (« celui-là, c’est grave le petit … il a un éclat de grenade, il est … ») ; une petite fille de 3-4 ans avec de multiples blessures (« putain les tarés, mais c’est pas possible ! Elle est pas épaisse… ») ; un garçon de 8-10 ans avec une blessure sur la poitrine (« C’est déjà cicatrisé… Une balle qui l’a traversé, et il respire encore ! Je sais pas comment il a fait …)

(…)

La polémique découle du laps de trois jours qui s’est écoulé entre le premier contact des militaires français avec les rescapés et leur sauvetage effectif, alors que les troupes étaient stationnées à une heure de Bisesero. Les premiers soldats français sont arrivés sur la zone trois jours plus tôt. (…).

Le 27 juin, dans le cadre de l’Opération Turquoise, une patrouille de reconnaissance accompagnée de trois journalistes, dont Patrick de Saint-Exupéry du Figaro, se rend sur place. Eric Nzabihimana, l’un des rescapés s’approche des véhicules pour leur signaler la présence de milliers de rescapés aux alentours et demander de l’aide. Les Français sont accompagnés d’un génocidaire qui leur sert de guide, qui est reconnu (par un de ses élèves, dont c’était le professeur !) et que les soldats doivent protéger. On a évité un lynchage parce que… Le guide qui nous accompagnait manifestement c’était… c’était un des gars qui, comment dirais-je, qui guidait les milices dans les jours qui ont précédé́, quoi » (Duclert).

Les militaires leur promettent de revenir dans quelques jours. Éric me raconte leur avoir demandé, en vain, d’escorter les rescapés jusqu’à leur base, à une heure à pied de là.

Après le départ des Français, les autorités savent désormais qu’il y a encore un grand nombre de survivants à Bisesero. A l’annonce de l’arrivée des Français, le bourgmestre de Gishyita a fait intensifier les actions, faisant appel aux milices de Kibuye (Duclert).

Eric Nzabihimana, que j’ai retrouvé à Kigali, a  60 ans et en avait donc 30 à l’époque. Mais, dans l’article du Figaro du 29 juin 1994, Patrick de Saint-Exupéry le décrit comme un vieil homme appuyé sur un bâton.

Trois jours pour huit kilomètres …

Malgré les renseignements et témoignages précis sur la situation dramatique des réfugiés de Bisesero, il aura donc fallu trois jours pour que l’armée française, dont l’une des bases se situait à sept kilomètres seulement de Bisesero, vienne sauver les survivants.

Le rapport Duclert conclut : Biserero constitue un tournant dans la prise de conscience du génocide. Il y a un avant et un après Biserero. Face à l’objectif de sauver les victimes des massacres, Bisesero est à la fois un échec et un drame.

(…)

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Sénateur honoraire belge, ex-secrétaire général de Médecins sans frontières, ex-président de l’International Crisis Group

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