Une merveille. Irmgard Keun, vous connaissez ? Pas sûr. Aurait-elle du succès aujourd’hui ? Pas sûr : elle détestait le mot « victime »… et fut une grande féministe dans le Berlin des années 30. Allez comprendre ! (Ce n’est pas si difficile). Ou… lisez-la.
Ce n’est pas la Arletty de Marcel Carné dans Hôtel du Nord – puisqu’elle s’appelle Doris, que cela se passe entre Cologne et Berlin en 1930-1932, mais c’est la même gouaille, la même fulgurance, la même science intime, et innée, du ridicule, des ridicules de la comédie humaine (des hommes en particulier) – mais avec une tendresse et un sourire, une indulgence en somme, qui fait affectueuse et si « vraie », la saillie moqueuse : « On peut vivre pour vraiment pas cher quand on est riche. »
Ou le soir de la générale d’une pièce où elle joue, actrice débutante : « Étaient présents tous les hommes avec lesquels j’avais eu un jour une liaison. Je n’aurais jamais cru qu’il y en avait tant. A part eux, le théâtre était plutôt vide. »
Ou lorsqu’un homme de hasard l’invite à dîner : « Ça m’est hélas impossible parce qu’il louche terriblement, au point que je me mets à loucher aussi quand je suis assise en face de lui – ce qui me fait perdre mon charme. On ne peut tout de même pas exiger ça de moi. »
Elle n’est que drôlerie et innocence, Doris, qui veut devenir vedette (sic) et ne le sera peut-être pas, qui veut rencontrer un homme, connaître l’amour et fera les deux – et retour (séparation) : « Nous nous sommes tutoyés avec tant de distinction que c’était comme si nous nous disions ‘’vous’’. »
Qui rencontrera aussi les filles des rues de la grande ville – et conservera ce regard, si humain, espiègle, élégant aussi, dont elle ne se départ jamais : « Je suis tellement distinguée que je pourrais me dire ‘’vous’’ à moi-même. »
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Ou lorsqu’elle se balade dans un parc au milieu des cygnes « qui ont de petits yeux et de longs cous avec lesquels ils détestent les gens. Je peux comprendre ça, mais moi non plus je n’aime pas les cygnes, bien qu’ils bougent et que l’on puisse trouver auprès d’eux une certaine consolation. » Si ce n’est pas un regard unique… « L’énorme vague d’enthousiasme, en se retirant, a déposé sur mon rivage un homme » ; « Je lui ai dit : ‘’Un instant, s’il vous plaît’’ et je me suis éclipsé discrètement par une autre porte. »
Irmgard Keun (1905-1982) est méconnue en France : elle fut encouragée par Zweig et Heinrich Mann, adulée par Hans Fallada et Döblin, amante (1936-1938) de Joseph Roth avec lequel elle s’abîmera dans l’alcool (puis longue dépression).
Une vie étincelante (1932) a été traduit dès 1934 chez Gallimard par… Clara Malraux (quand même) puis retraduite en 1982 par Dominique Autrand (La jeune fille en soie artificielle).
Entre 1995 et 2014, trois biographies ont paru en Allemagne – et les éditions du typhon s’en sont emparées et procurent cette pépite (puisque c’en est une).
On n’oubliera pas Doris – petite sœur de Molly, la prostituée au grand cœur du Voyage de Céline. Le miracle de cette littérature est de la faire entendre (et exister) distinctement, de rendre sa connaissance sensible, et tangibles sa liberté, son appétit, son désir – et la vie dedans, partout, transfusée. Qui manifeste.
Une vie étincelante, d’Irmgard Keun. Traduit de l’allemand par Dominique Autrand, Le Typhon, 204 pages.
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