Jérôme Leroy publie Et des dizaines d’étés dorés (La Table Ronde, 2024).
Jérôme Leroy nous donne des nouvelles. Il le fait en vers libres, parfois sans ponctuation, comme le bourlingueur Blaise Cendrars. Il faut oser la poésie en 2024, en pleine perdition. Mais Jérôme Leroy est un hussard. Il n’a pas oublié la liberté de ton et d’allure de ses illustres ainés. Je pense en particulier à Michel Déon et Jacques Laurent. Du reste, son recueil de poésie est publié à la Table Ronde dirigée par… Alice Déon. Tout se tient chez Leroy.
Trafiquant de mélancolie vive
Dès le début, le ton est donné : « Ma vie se réduit et / mes sensations aussi / je suis un pays envahi / par du temps qui passe pour rien / alors que du temps il en reste si peu ». Jérôme Leroy fait revivre la France de Charles Trenet, le « fou chantant ». Ses vers courent sur la nappe du temps, le ciel est bleu, de la Baltique à la côte de l’Algarve, parfois il y a du crachin sur les falaises de Caux ou sur les pavés luisants de Rouen, ville natale de l’écrivain, mais cela ne doit pas perturber le rythme des foulées familières. Il nous saisit le cœur avec une image à laquelle on ne s’attendait pas. Il met la main dans notre mémoire pour en extraire les souvenirs les plus intimes. C’est un trafiquant de mélancolie vive. Il faut se méfier de son talent de thaumaturge. Je suis resté bouche bée lorsqu’il a évoqué la façade du cinéma de peyrat-le-château – Leroy ne met jamais de majuscule –, ce cinéma que je croyais être le seul à connaître. Il évoque donc ce Limousin limpide qui refusa le nazisme et combattu avec héroïsme les milices de Laval. Il parle de la gare d’Eymoutiers dont les murs sont recouverts de « pochoirs de l’ultragauche ». C’est que, là-bas, on a gardé la lutte sociale dans le sang. Il cherche les boites à livres dans les villages qui meurent sans rendre l’âme. Il achète un vieux poche chez le copain libraire de Meymac, la ville protégée par la Vierge noire. Il quitte Limoges traversée par la Vienne qui coule entre deux rangées de platanes centenaires. Elle prend sa source, comme disait jadis l’instituteur en blouse grise, sur le plateau de Millevaches aux « fermes de sept cents ans ». Ça continuera comme ça encore longtemps, même après la vitrification du cher pays de notre enfance. En quittant Limoges, Leroy nous déclare : « Je suis un nomade paresseux et départemental ». Il est l’homme des sous-préfectures, des chefs-lieux de canton, des plages hors saison, du silence dominical ; il aime encore « faire la bise » alors que l’époque, très basse, est au sans contact ; il sait où se trouve le jardin derrière l’église ; il se souvient avec volupté de ses passantes du temps jadis, de la blonde diaphane qui jouait au flipper Gottlieb, devant le juke-box ; il l’appelait de la cabine d’en face. Glisser une pièce dans la fente, et entendre sa voix au bout du téléphone, comme le chante Françoise Hardy. Il nous dit qu’il y a, quelque part, un « musée des gestes disparus ».
Frère d’encre
Leroy, pourtant si pudique, évoque son enfance, sa myopie, sa tachycardie, ses insomnies, le métier de son père, le sourire de sa mère, son pote Thierry, les coups de boule échangés, l’amitié virile, le fils de médecin contre le fils du boucher, la lutte des classes, quoi. On le sait, Leroy est communiste, mais c’est un communiste des origines, « comme sont communistes les oiseaux / de saint françois d’assise » (définition page 108).
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Bref, vous l’aurez compris, on ne se lasse pas de la petite musique de ce livre nostalgique. Il arrive un âge où l’on fait le compte des « étés dorés » vécus. Alors, au Portugal, ou ailleurs, il arrive ceci : « j’ai compris avec violence / une violence qui me fit pleurer / qu’il n’y aurait plus autant d’étés ». On se demande combien de temps encore on pourra nager dans la Méditerranée, comme le faisait Paul Morand. On craint de disparaître comme les cartes postales et de ne plus avoir le privilège de voir les traces de sel sur le corps de la jeune femme qu’on aimerait glisser dans le roman à écrire. Alors, ce frère d’encre, comme nous le comprenons quand, dans un saisissement inopiné, il écrit : « peut-être que juste à la fin / il y aura pour toi moi nous / ce passage ouvert un instant / vers un éternel été loin ».
Jérôme Leroy, Et des dizaines d’étés dorés, Éditions La Table Ronde.
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