On les aura ! On les aura !
L’assistance, quelque trois mille participantes massées au pied de l’estrade, est en transe et scande ce slogan en forme de cri de guerre.
Derrière son pupitre hérissé de deux micros, Séraphine Rateau savoure cet instant exaltant. Elle a mis ce jour-là, pour être plus habile, chemisier rouge et blouson noir. Autour de son cou, un foulard vert. Pas question d’oublier les écologistes, ils sont de toutes les batailles. Des couleurs symboliques formant un heureux mariage – si tant est que les deux termes puissent être associés sans trahir la cause sacrée qui rassemble ses ouailles – encore un terme douteux pour désigner des féministes acharnées.
Séraphine a plus d’un tour dans son sac à main. Elle connaît les sortilèges de la séduction. Son physique s’y prête. L’art de l’éloquence ne lui est pas étranger. Chacune des parties de son argumentation se conclut par une formule martelée avec conviction et qui soulève l’enthousiasme : « S’il lorgne sur votre gorge, il mérite qu’on l’égorge ». Ou encore « Le mariage est un esclavage. Brisons nos chaînes ! » Et de poursuivre : « L’épouse est condamnée à une chasteté quasi monastique. Faut-il, de surcroît, qu’elle ferme les yeux sur les flirts du mâle ? »
Moment de surprise. De flottement. Et puis quelques rires, fort rares, au demeurant. Baudelaire n’éveille, à l’évidence, aucun écho. Manifestement trop « lointain » de la culture woke.
L’oratrice se tait. Consciente qu’il faut laisser à l’assemblée le temps de digérer ses bons mots, elle goûte pleinement cet instant. À coup sûr, elle a gagné la partie et peut entamer sa péroraison.
« Mes amies – je m’abstiendrai de dire « mes sœurs » par crainte d’une équivoque… » Nouvel éclat de rire. Certaines esquissent un simulacre de signe de croix. « Mes amies, mes chères amies, reprend-elle, cela a assez duré. Nous avons assez enduré. À notre tour d’être dures. Libérons-nous de l’insupportable tutelle. Les Droits de l’Homme ? La belle affaire ! Et pourquoi pas les droits de la Femme ? Déjà sous le labeur à demi sommeillant, qu’elle redresse enfin la tête ! Epouses de tous les pays, unissons-nous ! Je suggère la création immédiate d’une ligue des droits de la femme, chargée de protéger et de défendre celle-ci, par tous les moyens. Et il en existe ! MeToo et consort, fort bien. C’est un début. Mais songez à la Lysistrata d’Aristophane et à la grève suscitée par cette battante. Elle a fait la preuve de son efficacité ! »
Murmures d’approbation. Aristophane ? Lysistrata ? Pour la plupart, un jargon incompréhensible. Séraphine en a bien conscience. Mais elle sait aussi que les reporters disséminés dans la foule ne manqueront pas de louer, à la télévision ou dans leurs médias respectifs, sa vaste culture, son sens de l’humour, sa facilité d’expression et sa force de conviction.
« Quoi qu’il soit, poursuit-elle, nous présenterons une liste, « l’éternel féminin » aux prochaines élections législatives, pour faire entendre notre voix – ou, plutôt, nos voix – à travers tout le pays. Et, pourquoi pas, une candidate à la prochaine présidentielle ? »
Vivats, applaudissements. La foule scande sur l’air des lampions. « Séraphine, présidente ! »
Apothéose. Septième ciel.
« En attendant, je vous invite à signer la pétition mise à votre disposition sur mon pupitre. Et vous dis à bientôt ».
Tandis que toutes se précipitent vers l’estrade, elle s’éclipse discrètement. Consulte sa montre. Court vers le taxi qui l’attend à quelques mètres.
Sitôt embarquée, elle camoufle tant bien que mal son accoutrement. Se débarrasse du foulard écologique, enfouit son chemisier pourpre sous un gilet d’une neutralité parfaite.
« Pourvu qu’il ne m’ait pas trop attendue… » Son cœur bat la chamade. Elle gravit quatre à quatre les escaliers, introduit sa clef dans la serrure de l’appartement, se précipite pour embrasser son époux.
Assis dans un fauteuil, les yeux rivés sur l’écran de son téléviseur, Émile est absorbé par la demi-finale de la Coupe d’Europe, Real Madrid contre Liverpool. Il repousse son épouse sans ménagement, l’interrompt en plein élan et grommelle : « Attention, bon sang ! Tu vas me faire rater le penalty ! »
À ses pieds, une bouteille vide.
« Tu peux m’en apporter une autre. »
Séraphine se précipite, redescend l’escalier, entre dans la cave. Hélas… Plus une seule bouteille de vin. Il ne lui reste qu’à courir chez le petit épicier du coin. Il la connaît assez pour lui faire crédit. Elle en profite pour acheter aussi un plat tout préparé, car Émile n’a sans doute pas dîné et le jeûne influe souvent sur son humeur.
Trois partout. Une pause avant la prolongation. Émile étire ses jambes ankylosées, avise son épouse, les bras chargés de provisions parmi lesquelles il reconnaît une boîte de conserve.
« Combien de fois faudra-t-il te dire que j’ai horreur du veau marengo ? Tu le fais exprès ? »
Séraphine étouffe le sanglot qui lui monte à la gorge.
« Excuse-moi, mon chéri. J’avais oublié… ».
Explosion de joie. Le Real vient de l’emporter. Émile exulte. Il éteint le téléviseur. D’un signe du menton, il désigne à son épouse leur chambre à coucher. Elle a compris et se hâte. De son armoire, elle extrait les bas résille et la tenue de soubrette qu’elle revêt toujours en semblable circonstance. Elle soupire. Heureusement, il lui reste trois jours pour préparer le prochain meeting.
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