Faut-il vraiment se précipiter pour voir les grands maîtres hollandais aux « Bassins des Lumières », à Bordeaux ? Les expositions immersives sont une nouvelle tendance, ayant pour objectif une forme de démocratisation culturelle, et elles font un tabac. Malheureusement, cela s’apparente souvent à un simple divertissement qui rabaisse l’aura des œuvres d’art concernées.
Bientôt quatre ans d’existence pour les Bassins des Lumières, à Bordeaux, qui présentent en ce moment leur nouvelle exposition immersive consacrée aux grands Maîtres hollandais. Véritable entreprise de démocratisation culturelle ou simple divertissement trahissant l’esprit des œuvres ?
C’est en 2018 que Bruno Monnier imagine le musée du XXIe siècle en faisant appel aux œuvres d’art et à la musique portées par la technologie numérique. Il décide alors de créer l’Atelier des Lumières, son premier centre d’art numérique, dans une ancienne fonderie du 11e arrondissement de Paris. Le succès est au rendez-vous avec plus d’un million de visiteurs accueillis dès la première année.
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Deux ans plus tard, en 2020, il crée les Bassins des Lumières dans la base sous-marine de Bordeaux, « plus grand centre d’art numérique immersif au monde ». Le développement de sa société Culturespaces se poursuit à l’international avec l’ouverture de centres d’art numérique en Corée du Sud, à Amsterdam, à New York, puis tout récemment à Dortmund en Allemagne, qui abritera également dès ce printemps Le Port des Lumières à Hambourg. « Le mariage de l’art et du numérique est un grand pas pour la démocratisation culturelle ; c’est, à mon avis, l’avenir de la diffusion de l’art parmi les générations futures », explique ce passionné d’histoire de l’art, passé au ministère de la Culture de 1986 à 1988 comme chargé de mission pour collaborer à la commission Patrimoine 2000 et réorganiser le Château de Versailles.
Succès populaire monstre
Malgré l’engouement suscité par chacune des « expositions immersives » qui se succèdent à Bordeaux, avec d’excellents chiffres de fréquentation (650 000 entrées en 2022), certains spécialistes du monde de l’art n’hésitent pas à pointer les travers de ces manifestations XXL. Parmi les griefs exprimés, l’impossibilité d’apprécier des œuvres qui défilent non-stop sur des murs gigantesques avec une bande-son omniprésente. Le flux d’images permanent brise le recueillement contemplatif que requiert tout chef-d’œuvre, auquel s’y substitue une observation passive, un peu similaire à celle d’un feu d’artifice vite oublié. Autre critique : l’absence presque totale de dispositifs de médiation qui permettraient de se familiariser avec la vie et l’œuvre de l’artiste. Sans éléments de contexte, l’expérience immersive s’apparente plus à un spectacle sons et lumières de l’ordre du divertissement, qu’à un événement culturel d’envergure. Enfin, les manipulations numériques modifiant à l’envi les proportions d’un tableau seraient préjudiciables à une rencontre véritable avec l’œuvre. C’est du moins l’avis du théoricien de l’art et des médias Bertrand Naivin : « Un artiste ne fait pas une œuvre dans un format précis par hasard. S’il a décidé de peindre un détail en tout petit, c’est pour une raison. Je ne crois pas que Van Gogh aurait aimé qu’on découpe, agrandisse et anime ses toiles. À trop vouloir augmenter l’œuvre, on l’appauvrit. La reproduction numérique des œuvres, en faisant fi de leur matérialité originelle, altère l’émotion qu’aurait pu ressentir le visiteur face à l’objet composé et peint par l’artiste. »[1]
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Tout à l’égo
À Bordeaux, les toutes nouvelles expositions consacrées aux maîtres hollandais, « de Vermeer à Van Gogh », et à Mondrian, « l’Architecte des couleurs », feront sans nul doute le plein. Et, même si l’on ne peut présumer du succès pérenne d’un dispositif somme toute assez récent, les affiches visibles un peu partout et la communication multi-supports en font déjà un blockbuster de ce début d’année. « Peindre la lumière et son atmosphère, tel est le fil rouge du parcours », peut-on lire dans le dossier de présentation. De la célèbre Vue de Delft de Vermeer à La Nuit étoilée de Van Gogh, le visiteur « prendra les voiles pour accoster dans les cités flamandes et flâner dans ce climat vermeerien où les habitants nous invitent à entrer dans la toile ». Une fois qu’il aura mis le pied à terre, il découvrira la ville qui s’anime et les habitants saisis dans leurs activités quotidiennes, se promènera dans les églises, avant de s’attarder sur quelques portraits, un thème pictural prédominant durant le Siècle d’or. Histoire de rattraper par la manche le visiteur égaré dans une époque bien lointaine, la plaquette de présentation indique, au sujet des fameux autoportraits de Rembrandt, « maître du clair-obscur » : « Précurseur du “selfie”, il s’observe dans le miroir, étudie les expressions de son visage et scrute au plus près les détails d’une peau vieillissante, l’expression d’une ride, la légèreté d’un cheveu. Inspiré par son travail de gravure, à l’opposé d’une peinture lisse caractéristique du XVIIe siècle, il sculpte son visage dans la matière, se peignant sans fard ni artifice pour imprégner de vérité sa grande autobiographie picturale. » Curieux rapprochement… Le selfie, ou l’egoportrait, comme on dit joliment au Québec, se situant précisément aux antipodes de la réflexion baroque suscitée par l’autoportrait, en raison de son entreprise d’embellissement et de « lissage » de soi, souvent via les filtres proposés par les applications. Un contre-sens qui contribue à jeter le doute sur cette vaste entreprise de « démocratisation culturelle » voulue par Bruno Monnier.
« De Vermeer à Van Gogh, les Maîtres hollandais », aux Bassins des Lumières de Bordeaux jusqu’en janvier 2025.
De Vermeer à Van Gogh, les maîtres hollandais. Bassins des Lumières
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[1] Article du média Korii, « Les musées numériques : un succès qui dérange », 22 mars 2019
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