Un atelier en sous-sol, carrelage blanc et mobilier en inox. Dix-neuf garçons et une fille écoutent attentivement. Ce matin, ils vont désosser une poitrine de veau. Claude Angot, le formateur, passe en revue les caractéristiques du morceau et de l’animal. Son origine inscrite sur l’estampille, son classement en fonction de sa couleur et de son état d’engraissement, l’âge d’abattage, qui se situe entre six et huit mois. Le maître ponctue chacune de ses explications d’un silence qui signifie : « Compris ? » Âgés de 15 et 16 ans, les 20 apprentis de première année de l’École professionnelle de la boucherie de Paris (EPB) semblent avoir saisi. Uniformément vêtus et cravatés, portant sous leur veste une sorte de cotte de mailles pour les protéger des conséquences de manipulations fâcheuses, ils rejoignent à présent leur table de travail. L’exercice de désossage sera noté.
Dans l’apprentissage de boucher, le style fait le jeune homme et désormais la jeune fille. Lucette Bertrand, la directrice générale de l’EPB, un établissement ouvert en 1927 boulevard Soult, dans le 12e arrondissement de Paris, insiste sur l’importance d’une bonne présentation –être rasé de près, ne pas porter de pantalons aux bas élimés, arborer un tablier immaculé au début de chaque cours, l’apprenti se chargeant des lessives. Montres, chaînettes et autres babioles sont proscrites. La journée en atelier est précédée d’un appel des élèves qui, un par un, sortent du rang pour vérification des points du règlement. C’est au terme de ce rituel préliminaire, et pas avant, qu’a lieu la distribution des couteaux. Mise en place du travail et prise en main des élèves vont de pair. « Cette discipline, avec des jeunes, est nécessaire : elle fixe un cadre », justifie Lucette Bertrand.
Mais c’est le bagne, pensera-t-on ! Ni Guantanamo, ni Centre éducatif fermé, l’EPB est au contraire un établissement très demandé. Cela n’a pas toujours été le cas. « Il y a eu une période où les jeunes venaient chez nous parce qu’ils avaient vu de la lumière », raconte la directrice générale, ancienne cadre comptable, en poste depuis 1997. Le métier de boucher avait une mauvaise image, l’image du sang. « En 2003, notre école comptait entre 250 et 270 élèves, reprend-elle. Ils sont aujourd’hui 350, dont une dizaine de filles. L’an dernier, 50 sont venus d’un coup. Pour la première fois, nous avons dû refuser du monde. » [access capability= »lire_inedits »]
Il faudra peut-être en refuser à nouveau, l’intérêt pour la branche bouchère virant à l’engouement. En témoignent ces scolaires qui, tous les mercredis, « jour des visites », viennent accompagnés d’un parent se renseigner sur la profession. L’EPB forme aussi des élèves musulmans et juifs pratiquants. Un repas « poisson » leur est proposé le midi à la cantine et le porc, « viande charcutière », n’est pas travaillé en cours, à la différence du bœuf, du veau et de l’agneau. Voilà qui tombe bien.
Mais quand on a 17 ans, et même moins, tout ça, c’est un peu du baratin. Comme le dit une pub qui passé à la télé, rien de tel qu’un CDI pour pouvoir s’acheter une voiture et prendre un appart avec sa copine. De fait, la boucherie est un secteur qui embauche et paie plutôt bien : environ 1700 euros bruts au terme de l’apprentissage qui dure deux ans, le double au bout de quatre ou cinq ans de carrière – sans compter les heures supplémentaires. Si l’EPB affiche complet, d’autres centres de formation ailleurs en France peinent encore à recruter des apprentis bouchers (voir encadré).
C’est peu dire que le CAP, le Certificat d’aptitude professionnelle, a longtemps eu mauvaise presse en France. Au pays de la lutte des classes, l’apprentissage était et reste pour certains un instrument sournois de reproduction des inégalités. Jean-Luc Mélenchon – qui fut ministre de la Formation professionnelle sous Lionel Jospin – semblait le penser en 2012, en pleine campagne présidentielle. Nous lui avions alors fait part de l’éclatant succès de la formule en Suisse (voir encadré). Il avait pris la mouche : « Notre ambition n’est pas de mettre les têtes blondes à l’établi. Nous sommes la cinquième économie du monde, nous fabriquons les meilleures fusées du monde, le meilleur train du monde. La France n’a pas besoin de 800 000 ou 1 million d’apprentis, mais de bacs professionnels. Notre modèle n’est pas celui de l’Allemagne ou de la Suisse. D’ailleurs, les entreprises françaises ne veulent pas d’apprentis. » Cette assertion cache sans doute un peu de nostalgie. Les bacs philo ont fait Mai-68, les bacs C ont fait le prestige industriel français. Dans cette liturgie partagée par tous, l’apprentissage avait rang de péché républicain, un peu comme le mariage arrangé. Les Trente Glorieuses furent bâties contre cette imagerie de soutane et de dame patronnesse.
Cinq millions de chômeurs réels plus tard, les facs de sciences humaines n’ont jamais aussi mal porté leur nom. Au point que l’injonction a changé de camp. Ce n’est plus : « Passe ton bac d’abord ! », mais « Passe ton CAP d’abord ! ». Le gouvernement (Valls ne devrait pas varier d’Ayrault là-dessus) s’est fixé l’objectif de 500 000 jeunes en CAP en 2017, contre 436 000 actuellement. Après une hausse ininterrompue de 2005 à 2012, les effectifs ont cependant chuté de 8,1% en 2013. La faute à une baisse de l’activité des PME et à la persistance de la peu flatteuse réputation qui colle au CAP. Forte du succès médiatique des émissions culinaires, la boucherie sauve l’honneur.
« Quand on ne sait pas, on demande ! », lance Christian Bléry, l’un des formateurs de l’EPB. Léo Brechon, 16 ans, désosse en silence la poitrine de veau qui est au menu du jour. « À l’école, ça n’allait pas très bien, raconte-t-il. J’ai quand même fini ma troisième, c’est mon père qui voulait. » C’est auprès de ce père, boucher à Saint-Maur-des-Fossés, dans le Val-de-Marne, qu’il effectue son apprentissage. « Au début, des amis m’ont dit : « C’est sale, la viande ». Je leur ai expliqué que non, et c’est bien passé. »
La boucherie est un métier qui se transmet encore à l’intérieur des familles. Quentin Grimbert fait la fierté de son père, Gilles, boucher à Saint-Paul, Paris 4e. En apprentissage chez Philippe Bourdin, rue Caulaincourt dans le 18e, Quentin vient de remporter le prix 2014 de Meilleur apprenti de France (MAF), décerné le 7 avril et partagé avec deux autres garçons des régions Rhône-Alpes et Bretagne. Le Parisien, qui termine sa seconde et dernière année d’apprentissage, va peut-être prolonger de deux ans sa formation, avec, au bout, un brevet professionnel et des compétences supplémentaires, notamment dans la vente.
Manon Guttin, 16 ans, est la seule fille de sa classe. « Ne vous inquiétez pas, tout se passe bien », dit-elle, souriante. Son père officie sur les marchés à Villejuif ,dans le Val-de-Marne, et au Plessis-Robinson, dans les Hauts-de-Seine. Sa mère le supplée à la vente. « À 14 ans, j’ai fait un préapprentissage chez mon père, une semaine à l’école, une semaine en entreprise, explique Manon. J’avais la possibilité de reprendre le cours de normal de la scolarité à tout moment. » CAP en poche, elle a l’intention de s’installer au Canada, où sa famille a des connaissances. « C’est mieux payé là-bas, l’ambiance y est moins morose, et puis ils recherchent les compétences françaises. Nous, Français, on sait comment manier la bête.»
« Il m’en faut trois pour faire des steaks hachés !, ordonne Christian Bléry. Mais des sérieux ! Si pas sérieux, c’est pas la peine ! » Deux s’annoncent. Marcus Jouvet et Alexandre Jouvel s’attèlent à la préparation des steaks hachés qui seront servis le midi au réfectoire de l’EPB – les viandes travaillées par les apprentis fournissent les cantines scolaires. Tous deux âgés de 16 ans, Marcus et Alexandre viennent d’un milieu sans lien avec la boucherie. Père directeur d’un Monoprix et mère assistante commerciale domiciliés dans le 16e arrondissement de Paris pour Marcus, père responsable informatique et mère aide dentaire résidant à Neuilly-sur-Seine pour Alexandre. « Nos parents ne nous ont pas du tout découragés de faire ce métier, au contraire », affirment les deux garçons. Si Marcus entend rester dans la branche au terme de son apprentissage, Alexandre est plus indécis : « Pour moi, ce qui compte, c’est d’avoir un métier. Après mon CAP, je m’engagerai peut-être dans l’armée de terre. »
Regroupés dans d’autres classes, les « grands » ont entre 20 et 25 ans et possèdent déjà une formation plus ou moins équivalente à un bac professionnel. Pour eux, l’apprentissage de boucher ne dure qu’un an. « Certains ont besoin de reprendre confiance. Nous sommes là aussi pour ça », explique Patrick Paulmier, de l’équipe des formateurs. Antoine Riandière-Laroche, 24 ans, donne « toute satisfaction » à ses employeurs, Laurent et Nathalie Dumont, les patrons de la boucherie des Arènes, rue Monge à Paris, réputée pour son agneau laiton et son porc de Bigorre. « Antoine s’était présenté spontanément à la boucherie. Il faisait sérieux, nous l’avons embauché comme apprenti », raconte Nathalie Dumont, ancienne responsable d’une boutique Guerlain. Le jeune homme occupait un poste de « technico-commercial » dans la construction. « C’est la mauvaise ambiance dans le bâtiment qui m’a fait partir, confie-t-il. J’ai préparé le concours de sous-officiers de la gendarmerie, que j’ai foiré pour pas beaucoup. Je suis entrée dans la boucherie. C’est un métier bien français qu’il ne faut pas perdre, un savoir-faire recherché dans pas mal de pays. »
Certains travailleront « en boutique » – dans une boucherie artisanale –, d’autres, comme Saïd Hammady, 20 ans, choisiront la grande distribution. Saïd effectue d’ailleurs un apprentissage au rayon boucherie d’un hypermarché Leclerc à Franconville, dans le Val-d’Oise. Son frère, boucher également, travaille au sein de la même enseigne. « C’est lui qui m’a conseillé le métier, dit Saïd. Je ne regrette pas du tout, c’est mieux que le bac compta-banque que j’avais commencé. » Saïd a fait ses calculs, pour la suite : une paye de « 4500, 5000 euros par mois en intérim », à raison de « 70 heures de boulot par semaine ». Le jeune homme réfléchit à une formule « CDI le matin, intérim l’après-midi ».
Ni boucherie en centre-ville, ni supermarché en périphérie, mais de verts et lointains pâturages : Claire Meyer a tout planifié. Dans quelques mois, cette jeune femme de 21 ans, titulaire d’un bac sciences et technologies de l’agronomie et du vivant (STAV) et pour deux mois encore apprentie à l’EPB, prendra le large. Elle a prévu d’ouvrir une exploitation agricole dans le comté de Cumbrie, dans le nord-ouest de l’Angleterre. Vaches, moutons, volailles et porcs seront les animaux de la ferme. « Il y aura une boucherie attenante, c’est mieux pour la traçabilité. » Ce projet aurait pu être mené en France. C’était avant qu’elle rencontre son amoureux anglais.
Une politique de l’offre
Alors que l’apprentissage en général patine et piétine, le secteur de la boucherie effectue des bonds en avant. Ce phénomène réjouissant est dû en partie à une « politique de l’offre », via la publicité notamment. Les artisans bouchers songent à leur retraite, ils recherchent des jeunes qui reprendront leur affaire. D’où ce succès paradoxal, alors que la consommation de viande chute (moins 15% entre 2003 et 2010). « Cette diminution touche la production industrielle mais pas les boucheries artisanales qui, plus que jamais misent sur la qualité et la variété des produits », explique Christian Le Lann, président de la Confédération française de la boucherie.
La boucherie en France, c’est donc :
– 20 000 points de ventes en France ;
– 6 milliards d’euros de chiffre d’affaires ;
– 55 000 salariés ;
– 26 % d’augmentation de la masse salariale en trois ans ;
– 4000 postes de salariés à pourvoir sur l’ensemble de la France ;
– 1710 euros : salaire brut mensuel pour le détenteur d’un CAP ;
– 7000 apprentis formés chaque année (le double trouverait preneurs) ;
– 20 % de contrats d’apprentissage en plus, signés en 2013.
Source : Fédération des artisans bouchers, Paris-Ile-de-France.
Un bon Suisse est un apprenti
C’est un système à la fois plus libéral et plus civique. Bienvenue en Suisse, où l’apprentissage exerce un haut magistère moral. Le CAP, qu’on nomme ici CFC (Certificat fédéral de capacité), est au « génie helvétique » ce que l’électricité ajoutée aux Soviets devait être au communisme. Sauf que, dans le cas présent, ça marche. Tout y est comme à l’inverse de la France : en Suisse, pays de (quasi) plein-emploi, où l’on se méfie des « idées abstraites », 60 % d’une classe d’âge accomplit un apprentissage et seulement 30 % passe le baccalauréat, les 10 % restants optant pour une formation (graphisme, design ou musique) que ni l’apprentissage ni le bac ne délivrent. L’âge légal pour commencer un CFC est de 16 ans, au terme des neuf années de scolarité obligatoire. L’apprentissage dure plus longtemps qu’en France : trois ou quatre ans. Quatre sont nécessaires pour devenir menuisier ou polymécanien, trois pour gagner ses galons de boucher, trois aussi pour avoir le droit d’exercer la coiffure (mais quatre si l’on veut coiffer à la fois les hommes et les femmes). La semaine-type d’un apprenti, c’est quatre jours en entreprise, un à l’école.
Trois structures gèrent l’apprentissage : le ministère fédéral de l’Économie qui établit le cahier des charges des enseignements professionnels, l’entreprise et le canton. Un jeune dans sa quatrième année d’apprentissage peut toucher un salaire de 1500 francs suisses (1230 euros), le montant variant selon les conventions collectives de travail. CFC en poche, le salaire plancher est de 4000 francs suisses pour un boucher, de 4500 pour un horloger (ces salaires peuvent paraître élevés, mais le coût de la vie l’est aussi et l’assurance maladie est à la charge des salariés).
Juriste de formation, vice-directrice de l’Union suisse des arts et métiers (USAM), principale association professionnelle d’un pays où les PME forment 98 % du tissu industriel, Christine Davatz croit dur comme fer aux vertus de l’apprentissage. Sa fille et son fils en ont fait un, la première dans l’horlogerie, le second dans la menuiserie. « Ma fille était une excellente élève, ses profs voulaient qu’elle aille au gymnase [lycée], raconte Christine Davatz. Moi, je n’ai rien dit. Elle a fait des stages pour voir ce qui lui conviendrait et elle a opté pour un apprentissage chez Swatch Group. Quant à mon fils, il est très doué de ses mains. » La vice-présidente de l’USAM conseille aux parents de « se tenir en retrait » lorsque leurs enfants font ce type de choix – l’« éthique protestante », dominante en Suisse, veut que l’individu, et personne d’autre, décide de sa vie.
Reste que la mythologie ne suffit pas : l’apprentissage a su s’adapter. Dans les années 1990, réalisant qu’elle devait rehausser les exigences pour demeurer compétitive, la Suisse s’est dotée d’un réseau de Hautes Écoles spécialisées (HES), délivrant des diplômes dans quantité de domaines. Des apprentis en génie civil, par exemple, pourront devenir ingénieurs en intégrant une HES, moyennant, pour y accéder, un examen de type baccalauréat professionnel. Et c’est ainsi que la petite Suisse est grande. [/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !