L’Art de la joie, de Goliarda Sapienza est un livre culte – aussi puissant que, par exemple, Sous le volcan de Malcolm Lowry. Il est devenu un spectacle culte. Que s’est-il passé ?
Elles sont assez rares, les adaptations (théâtre ou cinéma) qui sont à la hauteur de l’œuvre adaptée. Citons-en une, parce qu’elle est magistrale : Les Noces rebelles, de Sam Mendes, adaptation cinématographique de La Fenêtre panoramique du romancier américain Richard Yates – les deux sont inoubliables.
Love story aussi est un film que l’on chérit, comme on avait beaucoup aimé le livre d’Erich Segal (vous savez : « Aimer, c’est ne jamais avoir à dire qu’on est désolé ») – Segal, professeur de Lettres Classiques à Harvard, Yale, puis Princeton, devenu l’auteur de cette petite merveille (pour qui l’a lu, bien sûr ; pas pour celui ou celle qui en a entendu parler, a sa petite idée à son propos – « petite » étant ici le mot important).
L’Art de la joie, livre-fleuve dément (800 pages en poche), écrit à Rome entre 1967 et 1976, fut publié, posthume, en 1998 : Sapienza (1924-1996) était morte deux ans auparavant. Vingt-cinq ans plus tard, ceux qui l’ont lu l’ont rangé parmi les chefs d’œuvre du XXème siècle. Une expérience de lecture mémorable.
Ambre Kahan, quasi inconnue de 38 ans, dont c’est seulement le deuxième spectacle, a pris le risque de l’adaptation et de la mise en scène – « risque » au carré, d’une ambition qui impressionne et oblige.
Et puis elle a explosé. Du jour au lendemain, de la veille… au soir de la « première », elle aussi est devenue culte. Nous n’oublierons pas Ambre Kahan – vous non plus, vous verrez : l’avenir lui est offert, et grand ouvert.
Inoubliable Noémie Gantier
C’est l’histoire d’une vie, celle de Modesta, née dans un petit village sicilien en 1900, dont on suit la trajectoire, de l’orphelinat à l’accomplissement. De la découverte de la sexualité à celle de l’amour. De la conquête du pouvoir et de ses aléas. Destin de Modesta, femme solaire, puissante – tellement incarnée dans le roman, tellement singulière, ambitieuse, audacieuse, insolente, ingrate : libre, et unique. Kahan a travaillé plus de cinq ans pour aboutir à « ça ». Définissons « ça » – ce chef d’œuvre.
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« Ça », par exemple, c’est qu’il ne sera plus possible de relire L’Art de la joie, sans se remémorer Bobigny 2024, l’épiphanie Kahan, et ses 13 comédiens et comédiennes (pour 32 personnages) – une distribution impeccable où il est difficile de ne pas « isoler » Noémie Gantier-Modesta. Elle est éblouissante et de toutes les scènes (drôles, voire burlesques, crues, douloureuses, nues), dans tous les registres (sensuelle, forte, pathétique, cassante, amoureuse) – comme la Modesta de Sapienza.
Nous ne la connaissions pas. Nous l’avion vue une fois ou deux, sans retenir son nom. Elle est, elle aussi, devenue inoubliable. Kahan et Sapienza lui offrent un texte puissant qu’elle sert avec une puissance égale. On a rarement vu cela. Habitée : Noémie Gantier était habitée par son rôle le soir où nous l’avons vue. Précisons que TOUS les comédiens (et comédiennes, oui) étaient à l’unisson.
On a éprouvé la préméditation, la concertation, l’attention – la minutie obsessionnelle de Kahan qui a, évidence, beaucoup travaillé et demandé à sa troupe. Et beaucoup reçu : celle-ci donne tout en effet – et on l’éprouve aussi : cette densité, cette intensité, cette nécessité de chaque scène, ce trouble, cette porosité entre la vie (de la troupe) et le roman (de Sapienza). Ils ne jouent pas : ils vivent les scènes. Cliché ? Vous n’avez pas vu Noémie Gantier et ses acolytes sur la scène de Bobigny.
Faut-il que ce spectacle vienne de loin – pour marquer autant… (Kahan a dit les résonances intimes puissantes que ce roman figurait pour elle et on n’en doute pas).
Précision de taille
Nous avons omis une précision de taille : il dure 5H30. Vous imaginez ? 800 personnes (jauge de la MC Bobigny) dans un silence de cathédrale – pendant 5H (entracte 30 mn). Et Noémie Gantier, de toutes les scènes.
Au début, tout le monde est assis. A la fin, tout le monde est debout : cela s’appelle une standing ovation. Étonnant, rare – et irrépressible. La seule façon pour un public conquis, édifié, de dire sa gratitude. Ou son admiration – pour employer un mot que l’on ne galvaude pourtant pas.
Comment ne pas dire MERCI, après avoir TANT reçu ? C’est ce qu’on a ressenti alors. Il fallait dire MERCI – et la salle s’est levée. Les comédiens et les comédiennes sont venus saluer. Certains, dans la salle, étaient très émus, voire plus : bouleversés, oui. On se souvient.
Avec Austerlitz, de Gaëlle Bourges, L’Art de la joie d’Ambre Kahan a donc vitrifié ce début d’année théâtral. Il est certain – zéro doute – que Kahan refera parler d’elle. Les 5H de cette adaptation de L’Art de la joie ne représentent qu’une (bonne) partie du livre : la suite et la fin sont à venir et Kahan y travaille, dit-on. Gageons que l’ouverture du Festival d’Avignon 2025 lui est promise. On prend les paris.
NB L’Art de la Joie a été publié une première fois en 2005 chez Viviane Hamy. Depuis 2015, toute l’œuvre de Goliarda Sapienza est disponible aux éditions Le Tripode. Deux titres viennent de paraître, derniers inédits ou presque : Destins piégés et Le Fil de Midi.
L’Art de la Joie, d’Ambre Kahan, MC 93 à Bobigny. Coproduction avec le Théâtre Nanterre-Amandiers. Représentations terminées (hélas). Tournée à venir.
16/03 – 17 / 03 / 2024 L’ Azimut / Antony – Châtenay-Malabry
28/03 – 29 / 03 / 2024 Malraux SN de Chambéry
11/10 – 12 / 10 / 2024 Châteauvallon-Liberté SN
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