Crise des gilets jaunes, malaise agricole, appels à marcher sur l’Assemblée nationale ou l’Elysée : la France semble inlassablement tentée de rejouer la Révolution, excitée par des démagogues comme Jean-Luc La-République-c’est-moi Mélenchon qui se prennent pour Robespierre. Alors que depuis 2022 le monde semble de nouveau se scinder en deux entre bloc démocratique et régimes autoritaires, Loris Chavanette appelle au calme, et nous met en garde contre l’histoire orientée dans son premier et excellent essai politique. La Révolution française ou Napoléon appartiennent à tous les Français, pas à des clans politiques !
Causeur. Dans La Tentation du désespoir, vous rapprochez au détour d’une page la démocratie française et… Israël. Quelles similitudes observez-vous entre ces deux nations ? Je ne savais pas la situation des citoyens français si désespérée… Etes-vous pessimiste nous concernant ? Sommes-nous proches de la croisée des chemins ?
Loris Chavanette. C’est un propos général sur les idées que j’amène plus qu’une comparaison politique des deux Etats. J’ai été très marqué par l’essai La Prison juive de Jean Daniel que j’ai lu à sa sortie en 2003. C’est une œuvre de maturité et de grande indépendance qui a valu à son auteur, alors âgé de 83 ans, beaucoup d’inimitiés. Israélite lui-même, il explique que le peuple juif est face à un impossible dilemme dans son histoire depuis qu’il s’est proclamé « peuple-élu » par Dieu, parce qu’il est humainement impossible d’être fidèle à une telle mission. Je soutiens seulement que c’est un peu le même schéma (certes d’un autre ordre) avec la France pour ce qui est de la promesse de la démocratie : en effet nous avons proclamé des principes abstraits à portée universelle en 1789 avec la Déclaration des droits, mais comment se montrer fidèle dans le temps à un tel engagement à émanciper l’ensemble des êtres humains dans un projet à grande connotation spirituelle et religieuse ? En politique il y a le possible et le réel, ce qui nous condamne nous aussi à une forme de schizophrénie, une « prison française » aurait dit Jean Daniel. Il y a des rêves qui vous nourrissent au début, et puis ils vous harcèlent et vous enferment ensuite dans leur représentation idéale. Depuis 1789 la France est perpétuellement à la croisée des chemins entre modernité et aliénation.
Historien, c’est la première fois que vous vous essayez à l’essai politique. Éprouvez-vous le besoin de vous engager ? Suivez-vous de près la politique actuelle ? L’actualité politicienne vous intéresse-t-elle ?
Comme citoyen et électeur, je suis naturellement porté à réfléchir sur les meilleurs choix pour mon pays. En tant qu’historien, j’ai toujours pensé que l’étude du passé ne doit pas rester lettre morte car elle porte des enseignements capables de nous aiguiller dans le présent. En ce sens, l’histoire ne se désolidarise pas de l’actualité, même si elle en est la négation car elle fait appel au temps long plutôt qu’au présentisme, aux faits davantage qu’aux émotions. Vous savez, en 2005, en prenant la Révolution française et la violence politique comme sujet de thèse, laquelle a consommé six années de ma vie en archives et bouillonnements intellectuels (le tout non financé par l’Etat, rappelons-le), je n’ai pas opté pour un sujet anodin car j’étais déjà intimement persuadé que les problématiques attachées à cette époque, comme la radicalité et l’idéologie politiques, la violence dans la rue marquée par le vandalisme, la croyance aussi dans le progrès, la question des origines de l’Etat de droit ou le projet de régénération à la saveur nihiliste, seraient plus que jamais d’actualité à l’avenir. Un essai politique à forte connotation historique comme l’est La Tentation du désespoir n’est pas un livre ou un cri dans le désert, mais un appel à ne pas se laisser bercer, ni berner, par les tenants de nouvelles formes de révolutions ou de contre-révolutions, car il vaudra toujours mieux réformer un Etat que de réduire à néant par explosion nos institutions et notre contrat social. En politique, l’histoire nous enseigne que le mieux est aussi souvent l’ennemi du bien. Méfions-nous donc des démagogues en tout genre : leur colère est souvent porteuse d’un venin qui pénètre notre corps politique goutte à goutte jusqu’au jour où nous tombons en apoplexie sans nous en rendre compte.
Bref la politique actuelle vous intéresse et vous vous en prenez dans votre livre aux démagogues. Dans le cadre de la cérémonie pour Manouchian, certains ont vu une instrumentalisation de l’histoire. Avez-vous des exemples de démagogie qui vous ont marqué ?
Si on voit de la démagogie partout, elle finit par être une réalité intelligible nulle part. Attention à ne pas vider de leur substance certaines notions. Pour ce qui est de la panthéonisation de Manouchian, je trouve davantage que le président de la République a réparé une injustice de notre histoire en célébrant des résistants étrangers s’étant battus pour la France que participer à une opération politique. Mon grand-père, Albert Koops, Allemand de naissance, avait été naturalisé français quand il a créé avec trois amis l’un des premiers réseaux de résistance français dès juillet 1940, à Metz. Il a survécu, d’où ma venue au monde. D’autres n’ont pas eu cette chance ! Aussi chaque fois qu’un résistant ayant donné sa vie pour mon pays, qu’il soit Français ou étranger, est célébré par la République, je me sens fier d’être français et redevable. Et puis la cérémonie de panthéonisation de Manouchian était si belle…
Quelle radicalité vous inquiète le plus ? Les écolos ? Les nationalistes ?
Ce sont deux imaginaires et projets très différents, et même aux antipodes sur le fond, mais ce sont là deux projets révolutionnaires en soi que je trouve inquiétants – dans le sens où ils pensent posséder une vérité indubitable, ce qui justifie à leurs yeux les violences du camp du « bien ». Je n’aime pas les manichéens et je détesterai toujours ceux qui font de leur religion politique une nouvelle inquisition. Tout ce qui est binaire est insignifiant pour moi. Aussi ce sont toutes les radicalités que je trouve dangereuses en soi. Les Romains enseignaient déjà : « Ne quid nimis », ce qui veut dire « Rien de trop ». Sachons écouter leur avertissement, ce qui signifie aussi qu’il faut savoir prévoir les crises si l’on ne veut pas avoir à éteindre des incendies. Vous trouverez ma réponse peut-être générale, mais c’est volontaire car ce qu’il nous faut repenser c’est l’art de faire de la politique en assainissant les débats : accepter l’autre pour mieux le réfuter. Nous ne sommes que des adversaires politiques et non des ennemis dans des camps retranchés. Je respecte l’autre, parce que je veux que l’autre me respecte. C’est peut-être un peu bateau, mais tout est là ! Cela se nomme le libéralisme politique, le pluralisme démocratique. J’ai peur parfois que l’on oublie à quoi mène l’intolérance, même si gouverner c’est sacrifier.
Comment reconnaissez-vous un propos politique démagogue ? La baisse du niveau intellectuel ou des connaissances historiques rend-elle l’arrivée au pouvoir des démagogues plus aisée ?
Si l’on devait définir la démagogie, il faudrait dire que c’est l’art de mobiliser une minorité par l’emphase, en flattant son identité d’abord, en excitant ses intérêts ensuite. Ce qu’on appelle le bien commun se trouve ainsi foulé aux pieds au profit d’une classe de citoyens. Ainsi, chaque fois qu’une personnalité politique s’adresse exclusivement à une caste ou catégorie de la population pour lui promettre un bénéfice sans tenir compte des autres couches, on peut être assuré que la démagogie règne. C’est alors le problème de la démocratie qui se trouve posé inévitablement : est-ce que la démagogie est la corruption de la démocratie, une sorte de maladie et de dérive du régime ; ou bien n’est-ce pas en réalité l’expression normale de la nécessité de capter les voix ? Dans mon livre, je convoque bien sûr les plus grands penseurs de Aristote à Raymond Aron en passant par François Furet, Camus, Arendt, ou même l’oublié Etchegoyen. J’insiste surtout sur ce que j’appelle le phénomène de la « démagogie historique » : c’est-à-dire toutes les fois où un parti convoque un morceau exclusif de notre histoire pour se l’approprier et lui faire dire ce qui l’arrange alors que le propre même d’une histoire nationale est de renfermer tous ses épisodes, tragiques comme heureux. Il faut donc combattre les récupérations historiques partisanes : la gauche mélenchoniste s’échinant à déclamer qu’elle a le monopole de la Révolution française ; quand la droite zemmourienne cherche à reproduire le mythe de Napoléon. Bien sûr notre histoire politique est la plus fracturée de toutes, c’est même une vieille tradition française, mais la politique ne saurait rejouer les vieilles rengaines d’antan. Au bout d’un moment, on se lasse de leurs refrains qui tournent en boucle à coups d’anathèmes et d’outrances. Il faut donc raconter notre histoire, toute notre histoire, mais c’est vrai qu’à l’heure où un jeune Français sur deux ne sait même pas à quoi correspond 1789, il y a de quoi avoir un peu froid dans le dos…
La culture générale est un combat de tous les jours, et souvent les raccourcis des politiques ne nous aident pas à comprendre d’où nous venons, et ainsi à mieux appréhender où nous allons.
Revenant sur notre dernière élection présidentielle, vous observez que « les déclarations d’Éric Zemmour en matière d’histoire ont été largement dénoncées par certains historiens », mais que « curieusement », ces derniers n’ont pas eu un mot sur les « divagations » de Jean-Luc Mélenchon. Comment l’expliquez-vous ?
Les historiens ont été dans leur bon droit de réfuter sur le terrain des faits historiques le candidat Éric Zemmour. Mais, effectivement, que n’ont-ils employé la même méthode pour détruire les arguments fallacieux du leader des Insoumis ? Sans doute est-ce parce qu’ils sont bercés eux-aussi par les sirènes d’un communisme lénifiant ! On dénonce souvent les convictions de droite de la police, mais j’aimerais bien aussi que de tels sondages soient réalisés dans l’université. On serait surpris non seulement du degré de politisation de nos élites intellectuelles ainsi que de leur coloration. C’est à gauche toute, soyons clairs ! Ils se querellent même entre les diverses gauches pour savoir quel courant doit avoir la primauté : la gauche modérée, la radicale, l’ultra, l’anticapitaliste, etc. D’où l’expression un peu vache dans mon livre pour qualifier une certaine université woke et militante de « panier de crabes rouges ». D’ailleurs, au sujet des études révolutionnaires, j’ai été stupéfié par le nombre de chercheurs engagés politiquement à gauche, encore que le thème s’y prête relativement. Mais est-ce ainsi que l’on aura un véritable pluralisme des courants d’interprétation dans l’enseignement ? Or tant que la gauche défendra Robespierre et la droite monopolisera Napoléon (bien sûr chacun des camps s’évertuant à prôner l’objectivité des faits et le positivisme…) nous serons dans une sorte d’histoire-bataille aussi absurde que contreproductive. Nous sommes en réalité malades de nos passions politiques. Au XVIIIe siècle, les « passions » étaient un terme négatif car elles flouent le travail de la Raison et ne cessent de diviser. Débattons et ne nous écharpons pas.
Concernant Mélenchon toujours, vous dites qu’il est « davantage un homme de 1917 qu’un tribun de 1789 ». Pourriez-vous expliquer en quelques mots cette thèse à nos lecteurs, qu’ils perçoivent la vacherie ? d’autant que de plus, quand il se réfère à la Révolution, le chef des « Insoumis » ne prend pas franchement la meilleure période…
En termes de démagogie historique, la palme d’or revient indubitablement, et à l’unanimité du jury, à Jean-Luc Mélenchon. Cela fait plus de dix années que je m’emploie à réfuter à force de tribunes libres dans la presse la moindre de ses sorties sur notre histoire. Son coup de bluff le plus magistral s’est sans aucun doute produit lorsqu’il a osé dire, au cours de la dernière campagne des législatives, en 2022, qu’il représentait les intérêts du « Tiers-état ». Il faisait bien évidemment référence à la convocation des Etats généraux de 1789 quand la France était divisée en trois ordres : la noblesse, le clergé et le reste de la population : les roturiers composant le « Tiers-état ». Or il n’y a plus de noblesse ni de clergé avec une fonction politique en France depuis belle lurette. C’est donc faux, caricatural et bête comme Mélenchon qui se rêve en nouveau Robespierre à la tête des modernes « sans-culottes » rebaptisés (comble du ridicule !) les « sans-cravates ». Cependant, le guide Insoumis sait très bien ce qu’il fait : il veut interpeller l’imaginaire français de révolution, monopoliser la notion de Peuple et passer pour un libérateur sur les tréteaux. Il n’en fait pas mystère d’ailleurs, et répète à qui veut l’entendre que lui fait de la politique en parlant d’histoire et que les faits historiques eux-mêmes il s’en contrefout car c’est exclusivement le travail des historiens. N’a-t-on jamais entendu folie plus grande ? Cela veut dire qu’il s’octroie le droit de dire à peu près tout et n’importe quoi parce qu’il n’est pas historien… Or je crois que c’est très grave de tromper les électeurs de la sorte. Il y a une règle d’honnêteté intellectuelle, en théorie. D’où ma « vacherie » comme vous dites d’assimiler davantage le leader d’extrême gauche à la révolution de 1917 en ce qu’il est déjà révolutionnaire, et donc radical, avant la crise. En 1789, comme l’a démontré un brillant historien américain du nom de Timothy Tackett, les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires au fil des événements et non pas antérieurement à la crise politique créée par la réunion des Etats généraux. C’est la raison pour laquelle les hommes de 1789 n’ont jamais théorisé la nécessité de la violence comme une force motrice de l’histoire et de la politique avant 1789, alors que Lénine et Trotsky sont de chauds partisans de la violence épuratrice avant le coup de 1917. Jean-Luc Mélenchon, qui plus est, n’a pas un projet libéral comme celui de 1789 l’était, mais un projet de révolution économique et sociale comme 1793 ou 1917 l’ont été, avec les néfastes et dramatiques conséquences que cela a nécessitées. En un mot, les idées de la Révolution française, ce sont ceux qui en parlent le plus qui les portent le moins bien.
Avec son « et de droite et de gauche », le président Macron a été élu sur la promesse d’un dépassement des clivages partisans. Toutefois, le climat national sur la période récente demeure particulièrement délétère. Ne pas être parvenu à réconcilier les Français et à les empêcher de s’écharper politiquement, n’est-ce pas finalement son plus gros échec ?
Je vous répondrai en vous disant que s’il existe une démagogie d’opposition, il en existe une autre de gouvernement. Précisément, ce dernier y recourt dès qu’il catégorise ses adversaires politiques en une extrême gauche et une extrême droite. Cela est vieux comme notre démocratie : ni anarchistes, ni royalistes. Ce n’est plus alors du « en même temps » mais du « ni-ni ». Ça fonctionne très bien en pratique, mais cela a l’inconvénient d’insulter sans cesse les électeurs français de gauche et de droite, sortis du giron républicain au nom de la promotion d’un centre qui serait seul légitime à endosser la responsabilité du pouvoir. Ce poncif est dangereux en soi car il ne repose pas seulement sur des idées politiques qu’il faut mettre en débat, mais aussi sur un calcul électoral et même électoraliste, donc nécessairement démagogique. Il faut se garder d’hystériser le débat politique car après, on connaît les violences, les émeutes et le flot d’injures dont nous constatons chaque année le spectacle. En termes de discours politique, on récolte toujours ce que l’on a semé.
Oui il faut gagner le concours des élections mais tous les moyens ne sont pas permis dans cette arène-là. Le respect doit redevenir la règle et le pugilat l’exception.
Votre livre est un plaidoyer contre la démagogie. Mais pour accéder au pouvoir, nos hommes politiques ne sont-ils pas obligés d’en passer par là ? L’arrivée au pouvoir d’un populiste faisant preuve d’un peu d’électoralisme préfigure-t-elle forcément des lendemains qui déchantent ? Enviez-vous les nations du nord où le consensus politique se trouve plus facilement ?
J’ai déjà en partie répondu à votre question, il me semble. Pour le reste, je crois que Raymond Aron avait un coup d’avance (comme tous les penseurs dignes de ce nom) quand il expliquait que les démocraties ont l’inconvénient de sortir de la révolution et restent perpétuellement menacées par une révolution. C’est exactement le cas de la France. Laissez-moi vous lire ce qu’il écrit à ce propos : « L’idéal de la démocratie ne peut être que l’équilibre, ce qui est déjà un petit peu un idéal de sceptique, car c’est un idéal peut-être de sagesse, mais ce n’est pas un idéal de bien absolu. L’idéal de la démocratie, c’est que les différents intérêts trouvent des compromis, que les choses évoluent lentement, en écartant les formes historiques dépassées, mais sans excès de violence ou de hâte. » Cette maxime « Ni violence, ni hâte » a plus d’un demi-siècle et demeure toujours aussi moderne et même impérative.
Certes ce n’est pas dans notre tradition politique, bien qu’il serait bon que cela le devienne. Le progrès dans les démocraties n’est pas un sprint, mais un marathon avec de nombreux obstacles à franchir. En ce sens, les nations du nord ont une plus grande maturité que nous. Cela vient sans doute du fait qu’elles n’ont jamais hébergé la même promesse de bonheur et d’émancipation universels que la France charrie depuis des siècles. C’est une part de notre grandeur, mais cette grandeur-même nous est comme un vieux démon murmurant sans cesse à nos oreilles que le possible est plus grand que le réel. Dans sa bombe littéraire, La France qui tombe, Nicolas Baverez parlait déjà du mal français : « les mots de la puissance sans les moyens de la puissance ». Il avait lu Aron lui aussi. Et Aron avait lu Tocqueville. Notre panthéon des lettres est bourré d’esprits nous ayant avertis contre les maux qui nous menacent aujourd’hui, car ce qui a été sera. Les hommes ne changent pas vraiment en soi. Encore faut-il tirer des enseignements des expériences passées ?
J’ai écrit ce livre aussi pour ça : nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à traverser une telle crise démocratique, de même que nous avons des ancêtres qui, déjà avant nous, ont lutté contre la tentation du désespoir.
« Tout le monde avance à reculons » disait Nietzsche. Reste à savoir dans quel passé nous serons bientôt projetés. Sera-ce le libéralisme ou un nouveau totalitarisme ? En disant cela, on comprend déjà que l’Europe n’est pas une vaine construction malgré les défauts la constituant. Il faut la réformer, non la saccager.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !