Retour à Kensington est un retour aux sources pour tout écrivain digne de ce nom. Avec humour et élégance, Vincent Roy croque notre monde à la dérive sans vouloir trop y toucher. Il a bien raison.
Qu’y a-t-il de plus transgressif de nos jours que de se dire heureux, comblé, en paix et amoureux ? Qui peut tourner le dos à une société qui n’en finit pas de générer ses victimes – réelles et fantasmées –, se tenir à l’écart de « l’actu » des journaux et de la télé, afin de travailler à son rythme et en toute sérénité, connaître le bonheur plein et entier ? Un écrivain.
Vincent Roy est-il cet homme qui tient une sorte de journal, tel un carnet de croquis littéraire, dans lequel la beauté du quotidien semble survoler la tristesse du monde ? On veut le croire ; on le lui souhaite. Le narrateur n’est pas perdu parmi ses semblables, il est largué, comme on largue les amarres pour gagner le large ou prendre de la hauteur. Et, de son ballon, il essaie de comprendre, non sans humour, ce qui cloche en bas. Sainte-Beuve affine son constat : « De nos jours le bas-fond remonte sans cesse, et devient vite le niveau commun, le reste s’écroulant ou s’abaissant. Le mal sans doute ne date pas d’aujourd’hui ; mais tout est dans la mesure, et aujourd’hui on la comble. »
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Il s’interroge aussi sur la littérature : « Le rêve, c’est d’écrire une fugue avec les mots. Plusieurs voix, un même thème, un sujet constitué d’une tête et d’un corps, sa réponse, son exposition. Des effets : strettes, renversements. Puis contre-sujet apparaissant dans une autre voix. Trouver la bonne cadence, voilà tout. » Oui, mais pas évident pour plaire au public. Il le sait : « Qu’est-ce qu’un roman français “vendeur” aujourd’hui ? Surtout pas de vice sérieux. Un héros d’origine modeste (très important), en province, erre dans un centre commercial à la recherche de chaleur humaine. Il est obèse, il “sue”, il “doit” tout avaler jusqu’à l’excès, jusqu’au “dégoût”. Heureusement, depuis qu’il va à la piscine, il a trouvé un sens à sa vie : Myriam est à l’accueil et c’est un ange. Il veut la conquérir mais pour cela, il va devoir renoncer à ses démons. » Mieux vaut rester au large… et amoureux dans son coin. Cet amour se prénomme Alice. Elle est brune, élégante, courtière en œuvres d’art, elle habite Londres et voyage pour ses affaires. L’écrivain a emménagé chez elle et l’accompagne à Lisbonne ou à Montreux et, chose invraisemblable, ils n’ont rien à se reprocher l’un l’autre, ils aiment tout de l’autre : une histoire d’amour monstrueusement anachronique. « C’est la vie pour rien avec Alice, la vie donnée, sans pourquoi, facile. […] Le miracle, c’est que rien ne passe, tout demeure en rappel et s’ajoute. Une seconde est un vœu exaucé, une minute une promesse accomplie, une heure un désir assouvi. »
En contrepoint de cette passion pure, le narrateur se plaît à relater, par petites touches, le séjour londonien de Casanova. Sur les rives de la Tamise, il vit un enfer. Le coureur le plus célèbre d’Europe est sous l’emprise de La Charpillon, une manipulatrice toxique (dirait-on d’un homme aujourd’hui), qu’il entretient à grands frais et sans obtenir les faveurs.
À l’instar de Londres, Retour à Kensington est densément peuplé. On y croise Freud et Ronsard, Gauguin et Buffon, Rimbaud et Haydn, Balzac et le prince de Ligne, Mirabeau, des renards… En fait, un écrivain n’est jamais seul.
Vincent Roy, Retour à Kensington, Le Cherche Midi, 2024.