Une récente étude de l’IFOP révèle que les Français, particulièrement dans la tranche 18-24 ans, font de moins en moins l’amour — et après on s’étonne qu’ils fassent moins d’enfants… Notre chroniqueur, à qui rien de ce qui touche au sexe n’est étranger, tente d’aller au-delà de l’anecdote : il y a des causes profondes à cette inappétence au radada.
Il faut lire le rapport de l’IFOP sur la « sex recession1 » (ils parlent anglais, maintenant, dans les instituts de sondage…). L’activité sexuelle en France « enregistre un recul sans précédent depuis une quinzaine d’années ». Et si quand j’avance tu recules…
Blague à part, il y a de quoi s’inquiéter. Je ne suis pas Michel Debré, je ne rêve pas d’une France de 100 millions de Français — même s’il faut reconnaître que ceux qui font encore des enfants le font souvent avec des arrière-pensées colonisatrices. La baisse de l’activité sexuelle a des causes qui dépassent l’indice de reproduction, même si « la fréquence des rapports a toujours joué, pour les démographes de l’INED, un rôle dans la détermination du niveau de la fertilité des couples, et même s’il faut bien sûr relativiser le lien entre sexualité et procréation dans un pays à forte prévalence contraceptive. »
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Le problème, ce sont les causes de cette apathie sexuelle qui frappe prioritairement les jeunes — plus d’un quart des jeunes de 18 à 24 ans initiés sexuellement (28% — l’âge moyen du premier rapport n’a pas varié depuis plus de trente ans, et se situe entre 17 et 18 ans) admettent ne pas avoir eu de rapport en un an, soit cinq fois plus qu’en 2006 (5%) —, mais touche aussi les couples installés : 43% des Français(es) rapportent avoir, en moyenne, un rapport sexuel par semaine, contre 58% en 2009.
Persiflages
J’appartiens à une génération qui n’imaginait pas les rapports entre sexes autrement que sous la forme sexuée. On couchait avant de se connaître — c’était en quelque sorte la pierre de touche des relations humaines. Puis on examinait si ça valait encore le coup de se parler.
Ce n’était pas la première fois, dans l’histoire de France. En 1736, Crébillon publie Les Egarements du cœur et de l’esprit, et s’amuse à persifler, dans les premières pages :
« Ce qu’alors les deux sexes nommaient amour était une sorte de commerce où l’on s’engageait, souvent même sans goût, où la commodité était toujours préférée à la sympathie, l’intérêt au plaisir, et le vice au sentiment.
« On disait trois fois à une femme qu’elle était jolie, car il n’en fallait pas plus : dès la première, assurément elle vous croyait, vous remerciait à la seconde, et assez communément vous en récompensait à la troisième.
« Il arrivait même quelquefois qu’un homme n’avait pas besoin de parler, et, ce qui, dans un siècle aussi sage que le nôtre, surprendra peut-être plus, souvent on n’attendait pas qu’il répondît.
« Un homme, pour plaire, n’avait pas besoin d’être amoureux : dans des cas pressés, on le dispensait même d’être aimable. »
Je n’insisterai pas sur la virtuosité d’une telle prose, si loin des lourdeurs auxquelles on veut aujourd’hui nous habituer. En tout cas, la merveilleuse liberté des années 1965 (ah, « the summer of love » ! Ah, l’arrivée de la pilule — merci, merci à Stédiril, la pilule sur-dosée de ces années-là !) à 1985 (début des années-SIDA, sortez couverts, etc.) contraste fort avec les réticences modernes à passer de la position verticale à la position horizontale.
Il y a plusieurs raisons à ce dégoût moderne.
Raisons pratiques : où faire l’amour ? Le dernier numéro de Marianne, sur la crise du logement en France, montre bien que dans des espaces toujours plus réduits, la confidentialité nécessaire à l’extase est de plus en plus rare. Le fait même de faire des heures de métro ou de voiture pour rentrer dans son clapier de banlieue empêche de se comporter comme les lapins que nous sommes, à l’origine. Métro, boulot, dodo, véto.
Raisons sociologiques : les hommes, décontenancés par les cris d’orfraie de #MeToo, ne savent plus lire les signaux que leur envoient parfois encore leurs futures partenaires, laissées en jachère de crainte d’un faux mouvement. Sans compter qu’à force d’être fidèles, les couples finissent par être abstinents, comme le révèle Le Monde. L’usure du couple se renforce à l’idée d’entrer par inadvertance dans l’absence de désir de l’autre — et de fil en aiguille, on ne trouve plus le chas. En tout cas, un monde partagé entre pulsions refoulées et frustrations cumulées ne va pas bien. Et n’a aucune chance d’aller mieux.
Raisons médiatiques : la prépondérance du porno. On fait par écrans interposés ce que l’on faisait autrefois en direct live. J’ai écrit un livre entier sur le sujet, La Société pornographique, je n’y reviendrai pas : de peur de ne pas égaler (et pour cause…) les modèles hypertrophiés de la pornographie, les jeunes gens préfèrent renfourner Coquette dans leur caleçon. Et se soulager devant leur écran.
Raisons politiques enfin, en quelque sorte. L’Obs a très récemment publié la Lettre à ses élèves d’un professeur de Lettres (et écrivain), Grégory Le Floch, qui constate qu’une large partie du programme, en Lettres mais aussi en Histoire de l’art, est désormais refusée par ses élèves, les amenant à pratiquer « une morale rabougrie et aveugle, qui n’est ni de leur âge ni de notre siècle ». Les uns pour des raisons religieuses — on s’insurge contre les femmes nues d’un tableau de Giuseppe Cesari (1568-1640 — nous sommes désormais en-deçà des libertés du XVIIe siècle), Diane et Actéon : cachez ce sein que je ne saurais voir ! Ah, la pureté islamique ! On en reparlera. Les autres par obsession wokiste — étant entendu que le wokisme n’est qu’une dérive du puritanisme protestant originel. Amis quakers, bonjour ! « Des élèves de terminale, explique cet enseignant, m’expliquent dans leur dissertation qu’ils regrettent que Flaubert n’ait pas été condamné lors de son procès de 1857 pour outrage aux bonnes mœurs. S’ils le pouvaient, ils interdiraient aujourd’hui Madame Bovary. » À ce rythme, 80% de la littérature va disparaître. Il ne nous restera que les bleuettes passées avant édition au filtre des sensitive readers. « Une élève de terminale est venue me trouver à la fin d’un cours sur le surréalisme pour me dire qu’elle priait pour moi. Mon âme était condamnée. La leur était sauvée. » Inutile de préciser dans quel paradis cette charmante enfant compte aller.
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Un monde nouveau
Nous nous sommes passionnément amusés dans les années 1960-1980. Les générations nées après 2000 devraient jeter un œil sur leurs parents et leurs grands-parents et tenter d’évaluer combien d’orgasmes ils ont vécus, et dans quelles positions. Le puritanisme actuel, que ce soit par volonté (est-ce une volonté, ou une contrainte patriarcale ? Il y en a qui devraient s’interroger) d’arriver vierge — ou recousue — au mariage, ou sentiment implanté que la pénétration, c’est le viol, laisse aux seuls enfants directs ou indirects du baby-boom le champ d’une sexualité libre et déculpabilisée. Les plus de 50 ans ne s’en plaignent pas, et regardent, un peu interloqués, les jérémiades de leurs enfants et petits-enfants, confinés dans l’abstinence par simple peur de vivre.