Dans une banlieue hétéroclite de Bruxelles, je sonne à la porte d’un petit immeuble bourgeois du XIXe siècle. C’est une construction comme il y en a tant, mais pleine de charme. Une voix dit, à l’interphone : « Entrez ! Entrez ! Et montez tout en haut ! » J’ouvre. Je me retrouve face à face avec un gros chien noir. Je n’ai pas peur. Le labrador me regarde de ses grands yeux jaunes. Il serre dans sa gueule un coussin brodé. L’animal semble content. Moi aussi, d’ailleurs. Sa queue frétille. Je comprends qu’il veut me conduire à son maître. Nous commençons à gravir l’escalier. De temps en temps, il tourne la tête pour vérifier que je le suis. Partout, il y a des sculptures, des machines anciennes et des plantes vertes géantes.
On est en pleine ambiance des Cités obscures. Au dernier étage, je débouche dans un vaste espace lumineux, tapissé de livres et peuplé de tables de travail. « Je vous attendais », dit une voix cordiale. Ç’aurait pu être le mythique professeur Wappendorf[1. Le professeur Wappendorf est un personnage de l’Enfant penchée, le sixième tome des Citées obscures]. C’est François Schuiten. Ce qui me frappe, c’est surtout la quantité extravagante de livres d’art. Il y en a partout : dans les bibliothèques, sur les dessertes, à même le sol. Schuiten, au fil de la conversation, en extrait avec enthousiasme de nouveaux pour étayer ses propos. On peut dire qu’il a bénéficié très tôt d’une culture artistique vaste et éclectique. Son père était un peintre, certes assez mineur, mais excellent pédagogue. Il dispensait à domicile des cours d’histoire de l’art à ses enfants. François Schuiten a ainsi pris très tôt l’habitude de puiser dans toutes les périodes et dans tous les mouvements, sans états d’âme. Sa force tient en grande partie à cela. Il confie adorer les peintres pompiers. Il voit dans les illustrateurs du début du xxe, notamment Ivan Bilibine, des références importantes. Il rappelle à intervalles réguliers à quel point il aime Rembrandt – surtout ces autoportraits où le maître hollandais s’est représenté en vieux clodo vermoulu. Dernière précision : Schuiten n’a rien contre l’art moderne ou contemporain, mais parfois, tout de même, il « s’ennuie un peu »…
Sa famille, explique-t-il, a eu aussi ceci d’exceptionnel qu’elle ne s’est nullement opposée à sa vocation artistique, bien que son père eût préféré le voir se consacrer au « grand art », la peinture.
Dès l’âge de 14 ans, le jeune François commence à publier. Au lycée, il rencontre Benoît Peeters qui, depuis, l’accompagne presque toujours pour les textes et les scénarios. Tout se passe bien. Il est porté par son talent et par l’essor du marché de la BD. Il ne connaît pas ces longues périodes de vaches maigres et de petits boulots que traversent beaucoup d’artistes.
Aujourd’hui, à l’âge de 58 ans, il a derrière lui plus de quarante années d’activité intense et une oeuvre considérable. Autant le dire tout de suite, le principal personnage des Cités obscures, c’est l’architecture. Passionné par Hubert Robert, Piranèse et Pieter Saenredam, Schuiten porte très haut l’exigence de qualité en matière de dessin de bâtiments. Il a une prédilection pour le XIXe siècle et, en particulier, pour l’Art nouveau. Avec lui, on pressent que ce mouvement prématurément balayé par la guerre avait suffisamment de richesse pour emplir plusieurs siècles. Il aime aussi dessiner des machines qui, dans leur genre, sont de véritables architectures. C’est le cas de cette locomotive à vapeur, La Douce, qui donne son titre à l’une de ses BD. En matière de mécanique, sa préférence va au XIXe siècle et au début du XXe. Les appareils de cette époque lui paraissent plus lisibles, mieux à même d’« exprimer leur essence ». Il déteste cependant la vulgarité du steampunk, ce mouvement de BD rétrofuturiste abusant d’un XIXe de pacotille. Pour lui, dessiner est une chose sérieuse. Il s’agit de s’approprier le monde pour le comprendre et l’aimer.
Cependant, on aurait tort de penser que ses albums sont de simples morceaux de virtuosité. En témoigne cette anecdote : lors du festival d’Angoulême de 1985, François Mitterrand entreprend de féliciter Schuiten, lauréat, avec son comparse Peeters. L’auteur, à la surprise générale, se lance dans un discours non programmé, un propos long, confus et embrouillé. Il tente d’expliquer au président que ses BD ne sont pas de simples fantaisies graphiques, qu’il y a autre chose dans ses oeuvres. Mais quoi ? Ce n’est pas clair. Mitterrand reste impassible. Schuiten s’inquiète.
Il y a un blanc. Finalement, il demande au président : « Vous avez vu l’aspect politique ? » Le chef de l’État, rarement pris au dépourvu, répond sobrement : « Oui ! », puis ajoute : « C’est une idée forte !» Effectivement, c’est bien une pensée politique qui inspire les Cités obscures. L’homme, selon Schuiten, se caractérise par le fait qu’il produit à l’infini des constructions artificielles telles que des architectures, des appareils, des usines, des réseaux, etc. C’est sa nature, comme celle du corail est d’ériger des récifs. L’homme se présente ainsi comme un animal technique, au sens de la technè grecque incluant dans un même mot le produit des arts et celui des sciences. Cette poussée constructive fascine Schuiten autant qu’elle l’inquiète. Il se dit avant tout « intéressé par l’idée de système ». Il a une perception aiguë des situations dans lesquelles le « système » s’autonomise, se met à croître démesurément, devient une « pieuvre monstrueuse ». Sa pensée est une intuition de la démesure, de l’hubris et de la dérive totalitaire. La responsabilité des dirigeants apparaît, sous cet angle, comme une question secondaire.
Dans certains cas, on s’aperçoit que le « Grand Conseil », censé tout réguler, est une fiction fossilisée. Dans d’autres, on voit que la ville est livrée à des planificateurs délirants, comme un corps malade à des virus opportunistes. Il s’agit toujours de montrer une perte de régulation, une inadéquation du politique, une histoire qui échappe aux humains.
Comme dans toute bonne BD, on trouve au fil des pages quelques scènes de cul. Mais là aussi, Schuiten se singularise beaucoup. Il ne sacrifie nullement, comme c’est souvent le cas de la BD « adulte », au voyeurisme basique du public masculin. Sa conception de l’amour physique, bizarrement, n’a rien à voir avec le désir. Elle a une saveur bien particulière. C’est comme la soudaine proximité de l’étrange. Le temps fort se situe toujours quand la femme se déshabille. Cela se fait avec un naturel stupéfiant. Elle semble se dévêtir parce qu’elle en arrive à un stade de sa quête personnelle qui l’exige, un stade où ses vêtements lui apparaissent comme des carapaces inutiles.
Elle se débarrasse de ces extériorités pour accéder à sa vulnérabilité propre, à sa vérité simple. Ces moments érotiques, comme par un surcroît de gravité, sont traités en noir et blanc. Le corps féminin y prend une apparence laiteuse très poétique. Schuiten souligne qu’il aime les « corps qui attendent ». Ils attendent, en effet, d’être débarrassés de tout ce qui les occulte, les nie, les rend malades. Ce long cheminement pour aller de l’être social à l’être intime constitue, en fin de compte, la trame mystique de toutes ses BD.
On peut remarquer que les femmes des Cités obscures ont souvent une longueur d’avance sur les hommes. Les mâles sont patauds, empêtrés, pleins de doutes et de maladresse. J’avoue que je n’ai, en ce qui me concerne, aucun mal à m’identifier à eux. C’est généralement une femme qui est à l’initiative pour les faire accéder à la vraie vie. Eux, ils sont seulement sincères, tristes et pleins de bonne volonté. Schuiten le dit : « Il faut sortir des stéréotypes de la BD. Les héros et les gros méchants m’emmerdent. » Ses hommes à lui, effectivement, sont étonnamment humains.
L’oeuvre de François Schuiten ne s’adresse pas seulement aux amateurs de BD. Dans un contexte de renouveau de la peinture figurative, son travail réinjecte des manières de voir venues de loin. En particulier, il aide à redécouvrir le XIXe siècle, ordinairement si dévalué, si occulté. Il invite le dessin à explorer l’incroyable fantaisie du monde. Il rend l’art à sa vocation de révéler en quoi consiste la vie des hommes.
En fin de compte, des BD comme La Tour ou L’Enfant penchée comptent certainement parmi les productions les plus significatives de notre époque. En tout cas, elles figurent parmi les quatre albums donnés à la France, en l’occurrence à la BnF qui les expose aujourd’hui.
À la fin de la rencontre avec François Schuiten, je le remercie chaleureusement pour ce don de planches originales, comme si ce legs m’était destiné, à moi, personnellement. Dans un sens, c’est un peu le cas. J’insiste. Je remercie encore.
Je vois que le labrador noir bâille. Il s’étire. Il s’impatiente. Il se lève. Je le suis. Il me précède à nouveau dans l’escalier, mais cette fois-ci, il dévale à fond les quatre étages.
À voir : Les Coulisses des Cités obscures, BnF François-Mitterrand, du 6 mai au 15 juin 2014. À lire en priorité: La Tour, L’Enfant penchée (Casterman).
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