Les circonstances atténuantes qu’Emmanuel Todd trouve à Vladimir Poutine, et que l’on décèle dans son dernier essai (La défaite de l’Occident, Gallimard, 2024), pourraient se concevoir si elles ne reposaient pas sur trois contradictions structurantes.
« Seuls ne se contredisent pas ceux qui écrivent peu », expliquait Raymond Aron[1] à ses étudiants dans les années 60. Et disons les choses d’entrée : Emmanuel Todd a beaucoup, beaucoup écrit.
L’éloge d’abord, par courtoisie. Concédons que Todd a eu raison sur la montée des inégalités économiques, sur la chute de mobilité sociale des sociétés occidentales, sur la baisse du niveau de vie, sur le vide spirituel plongeant nombre de nos concitoyens dans le doute, dans la dépression, l’alcool, le suicide. Si nous constatons tous ces phénomènes aujourd’hui, Todd a souvent été le premier à en signaler la progression, peut-être parce que ses antennes portent là où l’histoire se décide aujourd’hui : en Amérique du nord et en Asie de l’est.
Cela posé, la lecture de son dernier ouvrage La défaite de l’Occident révèle trois contradictions structurantes empêchant de saisir le fil de ses raisonnements. Engageons-nous.
Peut-on encore appliquer des schémas socio-culturels à des groupes de population ?
Todd explique que la fin des croyances religieuses ou que l’emprise des médias globaux ont mis fin aux réflexes anthropologiques de populations entières. On en arrive à des pays « zombie », atomisés, tendant vers le mélange et le nihilisme. Puis il finit par abattre ses cartes au dernier chapitre : la société russe préserve, elle, «un résidu patrilinéaire, communautaire, réfractaire au féminisme».
On a le sentiment d’une reconnaissance du chercheur pour une Russie se conformant encore à sa carte des systèmes familiaux[2] achevée dans les années 90; à la grande différence d’un Occident échappant de plus en plus à ses réductions de jeunesse – sans qu’on comprenne les causes de cette distinction.
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Ainsi, Todd se désole que l’Europe de l’Est veuille se rapprocher du « vide occidental » pour se détacher de la consistance autoritaire russe ; il passe son temps à ramener les peuples à la lointaine Seconde Guerre mondiale en appuyant sur des blessures historiques souvent oubliées. Cette obsession malsaine de 39-45 donne ce passage lunaire : « le mouvement de l’Ukraine vers l’Union Européenne rappelle l’expansion de l’Allemagne nazie ».
Todd semble atteint d’une forme de mélancolie marxiste-léniniste le rendant incapable de respecter le désir de liberté d’anciennes minorités soviétiques. Ses cadres anthropologiques sont devenus des prisons dont les sociétés s’échappent au risque de subir ses foudres.
L’autoritarisme est-il plus raisonnable que la démocratie ?
Européens de l’Est mais aussi Scandinaves ou Allemands troublent Emmanuel Todd : leur soutien à l’Ukraine couplé à leur envie d’OTAN et d’Amérique ne serait qu’une conséquence du nouveau vide moral et intellectuel des sociétés démocratiques. Il s’agirait même d’un « besoin d’appartenance » psychique, incontrôlé, conduisant l’Europe à sa destruction économique. Les quelques 80% d’Européens[3] estimant que la Russie est une menace sont donc sous emprise et leurs élus devraient courir en sens inverse.
Aucun cap non plus à Washington. Todd n’accorde plus aucune chance à cette nouvelle élite américaine en pleine recomposition – élite «impériale et universelle» sans autre intention que la guerre ; alors qu’en vérité la présence militaire américaine à l’étranger ne cesse de baisser depuis 1945[4]. Il nous dit que le discours occidental sur la limitation de l’immigration est « xénophobe » alors qu’il comprenait la volonté de Trump de bâtir un mur entre Etats-Unis et Mexique en 2016 – « un sursaut démocratique »[5].
En sens inverse, Poutine est lui un dirigeant équilibré. Sa guerre est « défensive », son véritable « objectif final » est seulement la conquête de zones russophones ; et il a dès le début des opérations « parfaitement intégré la faiblesse industrielle de l’OTAN » dans sa manœuvre. Todd accorde à Moscou une capacité d’anticipation presque évangélique malgré l’invasion-chemin-de-croix de 2022 ; et une capacité de maitrise elle aussi christique. Pourtant l’histoire fourmille de dirigeants autoritaires allant de paris maitrisés en arrogances désastreuses, sans contre-pouvoir pour les arrêter : en quoi Poutine différerait-il de ce schéma ?
Paix par l’arthrose ?
La position russe n’est pas seulement modérée pour Todd : elle est aussi fragile, vulnérable. La démographie de la Russie est si baissière que l’Europe ne devrait pas écouter les sirènes des armuriers américains expliquant que la guerre est pour demain matin.
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Sauf qu’à l’est de l’Ukraine, la moyenne d’âge des morts au combat est de 45 ans[6]. Et Todd lui-même a reconnu au moment de la crise des gilets jaunes en 2018[7] qu’il avait sous-estimé la capacité de mobilisation des Français plus âgés, que cette France de la pré-retraite pouvait encore surprendre. Le vieillissement est-il une garantie de paix si évidente qu’il faille à nouveau baisser nos budgets militaires ? Là encore, l’imaginaire de jeunes soldats envoyés à l’abattoir des deux dernières guerres mondiales obscurcit sa pensée.
Tout ceci ferait sourire si ces analyses contradictoires ne fournissaient pas des arguments à ceux préférant l’abandon et la soumission à une géopolitique définie par la force et non plus par le dialogue. Nous demandons donc à Emmanuel Todd de clarifier ses postulats de départ et même – osons le terme en cette ère déconstruite – sa philosophie politique.
[1] Le Marxisme de Marx, Raymond Aron, publié en 2002.
[2] L’origine des systèmes familiaux, Emmanuel Todd, 2011.
[3] https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/3053
[4] https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/07388942211030885
[5] https://www.youtube.com/watch?v=EBwfop1OuzI
[6] https://www.thetimes.co.uk/article/ukraines-average-soldier-is-43-how-can-they-keep-putin-at-bay-zf5bqb26m