Drieu, qu’on relisait il y a quelques années pour La NRF, l’avait évoqué : « Je n’écrirai jamais ce livre sur les Normands, dans les lettres et les arts. Corneille et Poussin, Fontenelle, Méré, Flaubert, Barbey, Maupassant, Manet, Boudin, Gourmont. Comme je suis loin et près de ces gens. Je tiens aussi à l’Ile-de-France. » (Récit Secret, Gallimard, p.78).
La Varende l’a fait – qui, dans une bibliographie pléthorique, a écrit au moins deux grands romans très aurevilliens (Nez-de-Cuir et Le Centaure de Dieu). Cela s’appelait Grands Normands (sur Barbey, Flaubert et Maupassant, éd. Defontaine, 1939).
Cela pour dire la postérité de Barbey – outre celle, connue et reconnue, de Bloy et de Huysmans, de Bourget et de Mirbeau, de Coppée et de Lorrain (Monsieur de Bougrelon, chef d’œuvre « décadent », est très directement inspiré de Barbey : « ce loqueteux était un grand seigneur, ce fantôme personnifiait une race, ce maquillé était une âme »).
Ou, incommensurable hommage, celui de Proust dans La Recherche. Ou de Julien Gracq dans Préférences. Ou de Guy Dupré dans Je dis nous (La Table Ronde, 2008). Ou de Morand à propos d’Une Vieille Maîtresse. Ou de Philippe Berthier, éminent aurevillien et stendhalien émérite, auteur d’une thèse sur Barbey d’Aurevilly et l’imagination (éd. Droz, 1978) qui a fait date (et souche) – et que, sauf erreur, outrageusement à notre estime, Michel Lécureur, biographe de Barbey, ne mentionne même pas : « Le plus proustien des écrivains du XIXème siècle ».
Quoi d’autre, pour compléter le bouquet, et en restituer le capiteux et si vénéneux parfum ? L’hommage magnifique de Remy de Gourmont, dans ses Promenades littéraires – repris en manière de Préface par Michel Lécureur : «Barbey d’Aurevilly est une des figures les plus originales de la littérature du XIXème siècle. Il est probable qu’il excitera longtemps la curiosité, qu’il restera longtemps l’un de ces classiques singuliers et comme souterrains qui sont la véritable vie de la littérature française. Leur autel est au fond de la crypte, mais où les fidèles descendent volontiers, cependant que le temple des grands saints ouvre au soleil son vide et son ennui. (…). Barbey n’est pas un de ces hommes qui s’imposent à l’admiration banale. Il est complexe et capricieux. Les uns le tiennent pour un écrivain chrétien, en font une sorte de Veuillot romantique ; d’autres dénoncent son immoralité et sa diabolique audace. Il y a de tout cela en lui : de là des contradictions qui ne furent pas seulement successives. On voit bien qu’il fut d’abord athée et immoraliste ; mais quand une crise l’eut rejeté vers la religion, il demeura immoraliste ainsi qu’en sa première phase, et cela parut singulier. »
Pour s’en convaincre, voir les polémiques qui accueillirent, entre autres, Une Vieille Maîtresse et Les Diaboliques – autres « Fleurs du Mal », d’un siècle qui en fut prodigue.
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Pontmartin, critique littéraire résolument conservateur, bête noire de Barbey, farouche ennemi du Romantisme et du Naturalisme, ardent défenseur du Catholicisme et de la Monarchie (qu’en 1872, Bloy surnommerait le « porte-parole des catholiques du strict nécessaire ») condamnera ainsi ces « écrivains qui pensent comme Joseph de Maistre et écrivent comme le Marquis de Sade ».
Barbey renvoya dos à dos « philistins, bigots et libre penseurs », « tous les pédants de la moralité bête qui ne veulent pas qu’on touche bravement aux choses du cœur » : « Nous autres catholiques jusqu’à l’axe de notre tête, qui aimons les arts avec passion et qui avons aimé les femmes avec plus de passion encore, nous n’avons pas de ces polissonnes et cochonnes pudeurs. Quand nous faisons intervenir les passions vraies dans nos œuvres, nous n’avons pas peur de leurs cris. »
Barbey d’Aurevilly signait Lord Anxious ou Le Sagittaire, on le surnommait Le Connétable des Lettres, ses devises étaient Nevermore et Too late (eu égard, certes, aux temps prérévolutionnaires – sans doute, oui, révolus). Ses signatures et surnom étaient très exactement choisis.
Ses devises ? Moins. Qu’on en juge : Catherine Breillat l’a adapté – avec une fortune discutable – au cinéma (Une Vieille Maîtresse, 2006) ; Michel Lécureur lui a consacré une biographie (Fayard) fouillée et honnête (quoique d’une tonalité guère aurevillienne) ; depuis quelques années, Les Belles Lettres (sous la direction, irréprochable, de Pierre Glaudes et Catherine Mayaux) rééditent son Oeuvre Critique, un des massifs de la critique littéraire et d’art du XIXème siècle : Les Œuvres et les Hommes, neuf volumes, plus de dix mille pages.
Caroline Sidi, dans un remarquable article sur la critique aurevillienne, rappelle combien celui-ci la tenait pour son œuvre capitale – et à cet égard, Lécureur est d’une exactitude et d’une rigueur irréprochable, qui restitue la moindre des collaborations de Barbey au Nouvelliste, au Pays, au Constitutionnel, au Nain Jaune, au Figaro, etc. :
« Une œuvre critique qui a fini par faire brèche auprès des non-initiés, et qui avait pour projet, ni plus ni moins que l’« Inventaire intellectuel du XIXème siècle », en ses « Œuvres » et en ses « Hommes ». Dessein grandiose, démesuré, littéralement balzacien (…) : mille trois cents articles – de « forme svelte, retroussée et presque militaire » – qui visaient à offrir rien de moins que sa « Comédie Humaine ».
Avec cet avantage sur le grand ancêtre que Barbey (1808, Saint-Sauveur-le Vicomte – 1889, Paris) aura, lui, parcouru le vaste empan du siècle, assistant activement – il était de toutes les batailles – à toutes les révolutions politiques, littéraires, artistiques et éditoriales qui ont bouleversé le siècle et transformé en profondeur la physionomie du paysage « intellectuel » français, en l’accouchant à la modernité. Par là, Barbey accède au rang de « Contemporain capital » et son témoignage sur le siècle se mesure en carats. »
Fermez le ban. Est-il besoin d’insister pour dire la précieuse actualité de Barbey – et signifier son retour ?
Alors, too late vraiment ? Pas si sûr. Nevermore ? Pas plus. Ce qui précède attesterait plutôt le contraire. Barbey revient oui, et comme souvent avec un écrivain « de légende », il est accompagné d’un cortège de banalités et d’une théorie d’idées reçues. Banalités (qui confinent au « folklore ») sur son dandysme et ses tenues extravagantes – « excentriques » serait mieux dire, et plus fidèle à son anglomanie en la matière (oui, Brummell, oui, Byron). Théorie d’idées reçues sur l’écrivaincatholique-ultramontainréactionnaire-contre-révolutionnaire, etc. Un écrivain qui salue Octave Mirbeau et Jules Vallès, voire Proudhon, nous semble, quant à nous, plus fidèle à une certaine idée de la littérature qu’à une quelconque « réaction » : Vallès et Mirbeau ne s’y tromperont pas, qui le salueront à leur tour, le temps venu.
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Écrivain à tempérament, de conviction, adoré ou exécré, Barbey « vomissait » les tièdes et eut le suprême honneur d’être payé de retour. Relisons ce qu’il écrivait de Thiers, un de ses morceaux de bravoure, un de ses mots d’anthologie : « Homme politique nul, qui pouvait tout faire et n’a rien fait ; littérateur nul, malgré ses quarante volumes, critique d’art nul, âme nulle ! pour toutes ces raisons, ministre, académicien et grand homme » (Les Quarante médaillons de l’Académie, Grasset, Cahiers rouges)
Alors oui, en amont, il y a Maistre et Bonald, hérauts de la Contre-Révolution, Baudelaire et Balzac, Walter Scott et Lord Byron. Il adorait (oui, je sais, « on n’adore que Dieu »…) Stendhal (en dépit de son athéisme) et E.A. Poe, et rendit hommage à Ernest Hello (« Voyant quand il s’agit de Dieu, et Visionnaire quand il s’agit des hommes ») et à Maurice de Guérin, son ami, prématurément disparu. Il exécrait Sainte-Beuve (« crapaud qui voudrait être une vipère », homériques feuilletons), Flaubert (dont il perçoit l’importance quand il lui mesure la place), Renan, Zola, Hugo (Les Misérables ? « le livre le plus dangereux de tous les temps »), Mérimée, Nerval, George Sand (un des fameux « Bas-Bleus »), Goethe, Diderot et Rousseau – lors que Voltaire est, en dépit du « reste » (athéisme, libre pensée, etc.), crédité d’une « nature aristocratique » (sic). On en passe : mille trois cents articles, c’est long, 81 ans (1808-1889), aussi. A fortiori lorsqu’on est doté d’une vitalité et d’une ardeur au combat très exceptionnelles. A fortiori, en outre, lorsque les nécessités d’ordre pratique – i.e. l’argent – vous rappellent, régulièrement, à l’ordre.
Dans un autre remarquable article consacré à « L’imaginaire du combat dans la critique aurevillienne », Caroline Sidi conclut, en aurevillienne de tempérament – et d’élection : « C’est dans (cet) « héroïsme de la défaite » que la critique aurevillienne trouve sa vocation et sa vérité. La notion de cause perdue permet d’opérer, sans déperdition d’énergie, la jonction entre la réalité des combats aurevilliens et cet imaginaire de la pugnacité qui le taraude. En ce sens, la critique journalistique, qui était considérée par Barbey comme un moyen, sera devenue une fin, et pas la moins impressionnante. La multiplicité des combats, engagés « ubique et semper » par cet Achille sans Patrocle et resté « bouillant » jusqu’à l’âge de Nestor, fait de la porte basse du journalisme une porte haute, qui hisse Barbey au rang de combattant de l’absolu, et fait de ce « Jules » qui se cherchait une caution du côté de César ou de Mazarin une figure de référence à lui tout seul. Figure qui fait mentir cette phrase amère que l’on avait rencontrée sous sa plume et suivant laquelle « un maréchal des lettres ne vaudra jamais un Maréchal de France ». Car si « les plus grands hommes en politique (comme à la guerre) sont ceux qui capitulent les derniers », cela n’est pas moins vrai s’agissant des écrivains. » Pas d’autre commentaire. Si, pourtant – un mot encore. Longtemps en charge du domaine anglo-saxon aux éditions Gallimard, Michel Mohrt, dans un texte dédié à La Varende, hasarde une hypothèse : « On a rapproché La Varende de Barbey d’Aurevilly, « manant du Roi ». Mais c’est à l’œuvre du grand romancier américain Faulkner que me fait songer celle de La Varende. Faulkner, lui aussi, a été pris pour un romancier « régionaliste », parce que son œuvre est enracinée dans le « Sud profond » : les Etats de l’ancienne Confédération du Sud qui s’étaient séparés de l’Union en 1855 et furent vaincus. (…) Lui aussi a recherché ses ancêtres (…). Ce sont ces hommes que Faulkner fait revivre dans ses romans. Il a « relevé les morts» pour se trouver des modèles et des répondants ; il a fait revivre une civilisation détruite. S’il y a une « internationale blanche » dans le midi de la France à la fin du Premier Empire, assurément Faulkner et La Varende – quelques autres aussi : le romancier espagnol Valle Inclan, le poète irlandais Yeats… – en font partie. Et je crois que l’on peut dire, en songeant à ce que ce mot représente de fidélité à des valeurs perdues, à un type de civilisation, à une religion du passé et de l’honneur, que l’œuvre de La Varende est celle d’un écrivain ‘’sudiste’’. » Ajoutons quant à nous, que l’hypothèse nous semble rien moins que « hasardeuse » et, eu égard à Barbey et à ses hobereaux «chus» du Cotentin, d’une fécondité méconnue – donc prometteuse.
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