Les Derniers hommes, de David Oelhoffen, film aussi réussi qu’éprouvant, suit la fuite de légionnaires français dans la jungle en Indochine, alors que les Japonais viennent d’attaquer à la fin de la Seconde Guerre mondiale…
Non, vous n’êtes pas dans le dernier opus de Werner Herzog. Ni dans un remake d’Aguirre ou la colère de Dieu transposé pendant la guerre d’Indochine. Mais dans le quatrième long métrage de David Oelhoffen, réalisateur de Loin des hommes en 2013 puis de Frères ennemis en 2018. Également scénariste, il s’est appuyé, pour ce dernier film, sur Le chien jaune, récit d’un ancien légionnaire d’Indochine, mais également sur les recherches du documentariste, anthropologue et historien Eric Deroo, spécialiste des populations autochtones dans la période coloniale.
Quand la France de Vichy collaborait avec les Japonais
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler l’arrière-plan historique où s’inscrit cette œuvre de fiction : Les derniers hommes prend sa source dans la cruelle réalité. Pendant quatre ans, la France de Vichy a collaboré avec les Japonais. La légion étrangère compte alors une bonne part d’Allemands, mais aussi des Juifs exfiltrés, des anarchistes espagnols, des Polonais, des Roumains… Le 9 mars 1945, les Japonais attaquent par surprise les postes de commandements français d’Indochine pour éradiquer toute présence coloniale. Méprisés par les Anglais, haïs par les Chinois, les légionnaires sont des proscrits.
C’est à partir d’une idée de l’acteur (cf. La 317e section, de Pierre Schoendoerffer, ou encore le merveilleux Désert des Tartares, de Valerio Zurlini) et documentaliste ornithophile Jacques Perrin (1941-2022) que David Oelhoffen s’est lancé dans l’aventure. Le film a été tourné en Guyane. Il faut se reporter au dossier de presse pour comprendre pourquoi le décor fait si parfaitement illusion : « En me rendant [en Guyane française] pour les repérages, explique le cinéaste, j’ai été très surpris en arrivant dans une ville appelée Cacao : elle était entièrement habitée par une ethnie laotienne, les Hmongs. Les Hmongs sont un peu l’équivalent des harkis pour le Sud-Est asiatique. C’était une population historiquement ostracisée par les Vietnamiens et les Chinois, qui ont décidé de soutenir les Français, puis les Américains après 1954. Lorsque les Américains ont évacué à leur tour le Vietnam et le Laos en 1973, ces populations ont été massacrées. Les survivants ont fui le pays. Les Français ont eu cette fois l’honneur de recueillir une partie de ces populations qui les avaient aidés. Un préfet a ensuite eu l’idée de les envoyer en Guyane, où personne n’arrivait à cultiver les terres. En arrivant à Cacao, je découvre donc des maisons laotiennes, des agriculteurs laotiens, des cultures en terrasse. On y parle le Hmong. » Singulier télescopage, mais dont il fallait encore savoir tirer le meilleur parti.
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Les derniers hommes élude donc à peu près totalement le contexte historique dans lequel prend place cette odyssée captivante – mais c’est tant mieux : loin de toute approche documentariste, le film pénètre sans retour la contrée aveugle de la fatalité, de l’irréversible, du tragique à l’état pur : en 1945, une escouade de légionnaires exténués tente d’échapper à la traque des fantassins nippons, et de rejoindre, à travers la jungle, les troupes alliées en territoire chinois, à 300 km de distance. Pour ces hommes au bout du rouleau, promis à une mort certaine s’ils n’évacuent pas le « camp de repos » de Khan Khaï où ils végétaient dans un sursis précaire, commence alors un « voyage au bout de la nuit » qui tiendra le spectateur en haleine jusqu’au dénouement.
Nature hostile et images éprouvantes
Sous la houlette de leur chef l’adjudant Janiçki (Andrzej Chyra), Lisbonne (Nuno Lopes), Karlson (Axel Granberger), Terfeuil, dit « Sorbonne » (Yann Goven), Volmann, dit « Poussin » (Felix Meyer), Tinh (Tang Va, le seul asiatique, de cette ethnie “mong” qu’on appelait les “ Meo” à l’époque coloniale), Aubrac (Arnaud Churin), Alvarez (Antonio Lopez), Mathusalem (Wim Willaer), Pepelucci dit « Musso » (Francesco Casisa), Stigmann (Aurélien Caeyman), Eisinger (Maxence Perrin – le fils du regretté Jacques Perrin), Marly (Guillaume Verdier) et Lemiotte (Guido Caprino), le “défroqué” de l’armée tenu en suspicion par ses compagnons – la colonne se lance éperdument dans la forêt hostile.
Ces hommes mal en point sauveront-ils leur peau ? Discipline, devoir d’obéissance, instinct de survie, esprit d’équipe, résistance physique et mentale sont mis à l’épreuve dans un chemin de croix qui semble les mener tous irrévocablement à leur perte. Le journal de bord du commandant ponctue, en voix off, les étapes du calvaire, la rédaction de son carnet transitant d’une plume à l’autre, à mesure que la troupe poursuivie par l’ennemi, rongée par la faim, la maladie, le désespoir qui guette, est décimée dans la torpeur tropicale… D’où quelques séquences éprouvantes, tel le scalp, filmé en gros plan, du jeune soldat japonais tombé entre les griffes de ces morts-vivants, ou cette embuscade, riveraine d’un cours d’eau paludéen, qui laisse derrière elle une flottille de noyés flottant à sa surface. Ou encore cette soudaine attaque d’un tigre, lequel a presque dévoré son homme avant d’être abattu, puis sa chair mangée par ces hères faméliques… À la lisière du fantastique, ce huis-clos sans cloisons, moite, sanglant, halluciné, nous ouvre par moments, comme par effraction, la vision d’un grandiose panorama : la nature intacte, immense, inviolée. Image du paradis perdu ? La rédemption ultime de Lemiotte, transfuge pathétique de ces garçons sacrifiés, finira par donner sens à cette quête d’un salut terrestre, au terme du martyre, sur la rive adverse du Mékong.
Les Derniers hommes. Film de David Oelhoffen. France, couleur, 2023. Durée : 2h03. En salle le 21 février 2024