Ce n’est pas une révolution, mais c’est plus qu’une révolte. La colère de nos agriculteurs sous-payés, croulant sous les normes et fliqués comme personne, témoigne d’un bouleversement civilisationnel, voire anthropologique. Dans la France de Bruxelles, les travailleurs de la terre n’ont plus leur place.
« En France, on a le droit d’être en colère, mais faut demander gentiment ! » Dépassée, la fameuse saillie de Coluche… Témoin, la récente évolution de ce que d’aucuns nomment – avec une pudeur qu’on ne leur connaissait pas – la « grogne des agriculteurs » : la mise sens dessus dessous, initiée dans le Tarn dès novembre dernier, de centaines de panneaux d’entrée de villages et de petites agglomérations à travers cette France « qui fume des clopes et roule au diesel ». À première vue, un judicieux mode d’action : d’abord, par la puissance du symbole, destiné à matérialiser l’idée selon laquelle « nous marchons sur la tête » ; ensuite, par sa dimension pacifique. Judicieux, donc ; mais inefficace. Sourde, silencieuse, la sphère politico-médiatique avait alors, en effet, bien d’autres chats à fouetter – un remaniement ministériel, la nomination du plus jeune Premier ministre de l’histoire de la Ve République… Ah, cette France « d’en bas », celle des « culs-terreux », c’est loin, si loin de Paris… Lassitude ? Exaspération ? Nos agriculteurs sont, depuis, passés à la vitesse supérieure. Barrages, blocages d’autoroutes, déversements de lisier et autres tas de fumier sur les grilles des préfectures…À l’expression civilisée du mécontentement s’est substitué le rapport de force brut. « Demander gentiment » n’a décidément plus la cote.
Séditieux retourneurs de signalétique
À quelques mois des élections européennes, l’affaire risque de laisser des traces. La Macronie espère secrètement qu’il ne s’agit là que d’une énième jacquerie comme la France en connut tant, telle celle de 1358 dans le Beauvaisis, où des paysans semèrent la terreur, ou celle de juillet 1953, appelée la « journée des barricades », au cours de laquelle de jeunes agriculteurs dressèrent jusqu’à quatre cents barrages… En ce mois de janvier 2024, est-ce plus grave ? Peut-être.
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Les revendications de ces séditieux retourneurs de signalétique sont connues : d’une part, pouvoir tous vivre dignement du fruit de leur travail (un agriculteur sur cinq se situe sous le seuil de pauvreté) ; d’autre part, continuer à bénéficier du remboursement partiel de la TICPE pour l’achat de GNR (gazole non routier), tandis que Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et de la Souveraineté industrielle, plaide à l’inverse pour le passage d’une « fiscalité brune » à « une fiscalité qui valorise les investissements verts » ; enfin, ne plus avoir à subir la multiplication exponentielle de normes et règlements tous plus ubuesques les uns que les autres et liés, pour la plupart, aux impératifs – le mot est faible ! –de la transition écologique, soit l’alpha et l’oméga de toute politique publique qu’ont fièrement en partage l’Union européenne et le gouvernement français. Un gouvernement, du reste, plus désireux de faire étalage de vertu que preuve de réalisme –selon Légifrance, les données du Code de l’environnement ont bondi de… 946 % entre 2002 et 2023 ! – et qui semblait jusqu’à présent ne pas percevoir le désespoir pourtant criant du cœur des campagnes. Désespoir ? Oui, et l’affaire vient de loin.
La transformation du paysan en exploitant agricole, dès les années 1960, avec la mise en place de la PAC, entraîna sa disparition – c’est un fait. Ce qu’il représentait depuis plus d’un millénaire fut sacrifié sur l’autel du rendement. Il fallait nourrir les masses. Fait historique colossal : l’agriculture française cessa d’être totalement française. L’attachement charnel que l’agriculteur éprouvait pour sa terre s’évapora. Son seul horizon, le village où chacun se mettait – comme on dit – « au même pot et au même feu »s’évanouit. « Produire, produire… À quel prix, au prix de l’homme ? » s’interroge Arthur Conte dans son remarquable ouvrage Les Paysans de France (Plon, 2000). Et de poursuivre : « Au fond d’elle-même, déjà, la classe paysanne se sent mise en cause en tant que telle, parfois sous sa propre responsabilité. Elle a comme le sentiment diffus qu’elle pourrait être menacée jusque dans son existence globale. »
La mort du paysan
Au fil des décennies, le songe européen est beaucoup moins étincelant. L’espoir se mue en inquiétude. À Paris, on regrette que la Commission ait cru devoir s’installer à Bruxelles, « où elle se donne rapidement des airs de Régente », dixit Arthur Conte. L’agriculteur devint autre, remplit d’autres fonctions, secondé par de tout autres moyens ; prisonnier consentant des subventions qui avaient conditionné son émergence, il se découvrit bientôt pieds et poings liés, contraint de s’endetter et d’adapter sa production aux injonctions de la très verticale technocratie européenne. Loin de nous l’idée de pleurer la mort du paysan ou d’éprouver à son endroit une nostalgie déplacée : derrière l’image bucolique de l’homme des champs libre et heureux, celle d’une humanité assujettie aux caprices de la nature et à la dureté du labeur demeure. Il s’agit cependant d’entendre qu’une nouvelle métamorphose est aujourd’hui en marche, sans nul doute plus profonde.
Ceux qui, à l’image de Marie Toussaint, tête de liste EELV pour les européennes, se contentent, l’air docte, de voir dans l’actuel mouvement de protestation « un problème social, pas environnemental » ; ceux qui, en outre, se figurent que nous sommes confrontés là à une simple question économique et qu’il suffira, comme le laissent penser à la fois Gabriel Attal, Premier ministre, et Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture, de trouver des « solutions » par le biais d’un « dialogue apaisé », etc., etc., se trompent lourdement ou, pire, cherchent à tromper l’opinion.
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Disons-le tout net : ces centaines de tracteurs mobilisés sur les grands axes routiers sont le symptôme de bouleversements civilisationnels, voire anthropologiques inédits. L’agriculteur n’est plus en odeur de sainteté ; has been, ne comptant plus que pour 1,5 % de la population active, et donc pour bien peu électoralement, il sent que le traitement que lui réservent les tenants de la « start-up nation » relève de la mise à mort symbolique. Pour nos gouvernants et « sachants », les agriculteurs sont d’un monde lointain, sinon folklorique, auquel il suffit bien de consacrer deux semaines par an lors d’un salon, porte de Versailles. Ce qui a lieu est le reflet d’une France qui se désubstantialise. « Il y a une désertification aggravée des campagnes, destruction de la vie rurale, hypertrophie renforcée des villes. À se demander pourtant si tel n’est pas le but recherché : porter un coup mortel à la paysannerie, une classe devenue trop antiéconomique et encombrante », constatait encore, voilà plus de vingt ans, le même Arthur Conte. Que dirait-il aujourd’hui ?
Au vrai, nous avons là une criante illustration de ce que Jérôme Fourquet décrit, dans sa France d’après, comme un « vrai clivage de classes » entre la France « triple A » et la France de l’ombre – « celle qui ne fait pas rêver ». Pire, bois mort de l’humanité, l’agriculteur n’a plus sa place dans les campagnes. Il est une gêne visuelle, olfactive, sonore ; on aurait quelque agrément à le voir conjugué définitivement au passé. Que nous importe qu’il ait bâti, repeuplé, enrichi le pays ? Incarnation d’une survivance sociologique archaïque, et composante de la France périphérique qu’abhorre le progressisme, il y a beau temps qu’à l’instar d’autres administrés, la plus épidermique défiance à l’égard des dirigeants politiques a remplacé, en lui, le strict minimum vital de confiance.
Métamorphose
Comment en serait-il autrement lorsqu’il constate, par exemple, l’enthousiasme d’un Bruno Le Maire au sortir de l’inauguration d’une toute nouvelle usine de viande végétale située dans le Loiret, en mai 2022 ; lorsqu’il apprend, à la même date, que la Cour des comptes recommande « une réduction importante du cheptel » bovin français en raison du « bilan climatique défavorable » de ce mode d’élevage ; qu’à moyen terme le gouvernement français l’obligera, appliquant en cela des décisions européennes, à mettre en jachère au bas mot 4 % de ses surfaces originellement dédiées à l’exploitation ; que Pascal Canfin, député européen Renaissance (anciennement EELV), président de la commission environnementale du Parlement européen et artisan de l’« European Green Deal », affirme sans sourciller que l’on pourra à l’avenir « se passer totalement de vaches » grâce à des « technologies capables de fabriquer du lait en laboratoire », s’empressant, par ailleurs, de dénoncer une « instrumentalisation » politique du RN tandis que la contestation des agriculteurs se répand en Europe et menace d’être rejointe par d’autres professions ; lorsqu’il entend, depuis des années, certaines associations animalistes expliquer qu’il n’est pas autre chose qu’un tortionnaire avec ses bêtes, un gaspilleur d’eau et un pollueur de premier plan ; que demain l’humanité ingurgitera viande synthétique (comme l’a montré Gilles Luneau dans Steak barbare), insectes, fruits et légumes créés hors-sol, et que l’on doit donc dès à présent congédier toute nourriture ancrée dans un terroir au profit de nutriments bons pour la planète, décarbonés, déracinés, « mondialisables » ? Dans son roman d’anticipation Ravage (paru en 1943 !), René Barjavel avait décrit le vieux continent européen réduit à quelques mégalopoles gigantesques, entrecoupées d’espaces vides. Nous y sommes presque…
Une poignée d’exemples entre mille, et qui tous conduisent à ces conclusions : l’écologie punitive est désormais la pierre angulaire de toute politique, européenne comme nationale ; peu importe ce qu’il adviendra de l’agriculteur attaché à travailler sa terre, car seule la Terre compte ; peu importe que, parmi les représentants de cette profession, on dénombre deux suicides par jour ; peu importe que l’environnement lui-même pâtisse à brève échéance de leur éviction programmée, les espaces naturels devant être selon certains idéologues – et c’est particulièrement dangereux – désanthropisés d’urgence…Nos gouvernants ont-ils oublié la loi d’airain selon laquelle on mesure la qualité et l’entretien d’un paysage à l’aune de la présence ou de l’absence de l’agriculture ? En France, il y a autant de paysages que de régions. Des régions que le géographe Jean-Robert Pitte estime à… six cents, éblouissante fresque où se mêle « le clair et l’obscur, l’ordre et l’anarchie, l’intime et l’écrasant ». Non pas un « concept », mais une réalité physique, culturelle, éprouvée au gré de deux cents générations « qui ont façonné le visage de la France depuis le Néolithique ». Le support de vies sur le point d’être altérées, raturées, niées – voyez la prolifération des éoliennes : « Nous subissons chaque jour l’insulte de la laideur », s’insurgeait, il y a peu, l’académicien Jean-Marie Rouart. Le gouvernement français et la Commission européenne ont-ils pour intention de faire fi de cette histoire, de notre histoire ? Ce même gouvernement osera-t-il in fine s’affranchir des diktats européens ? Que lui en coûterait-il ? Un peu de courage ?
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Répétons-le : ce à quoi nous assistons n’est pas une crise, un remous passager, mais les prémices d’une métamorphose anthropologique fondée sur une utopie qui a pénétré les plus hautes instances décisionnaires. Les dieux ont soif. Ce qui est tragique ? C’est que « tout était écrit », ainsi que l’ont récemment déclaré François-Xavier Bellamy, tête de liste LR pour l’élection européenne 2024, et Anne Sander, députée LR au Parlement européen et négociatrice de la PAC pour le groupe PPE. « Lorsque la Commission européenne a publié en mai 2020 sa stratégie dite “Farm to Fork” (“de la ferme à la fourchette”), le principe était clair : la transition verte de l’agriculture européenne imposait sa décroissance. »
L’UE, cette construction transcendante, se heurte sous nos yeux à tous ceux qui, à l’intérieur des nations, sont porteurs de cultures héritées, inscrites dans la continuité historique, qui seule confère aux hommes les soubassements de leur identité. Son adhésion assumée à l’idéologie mortifère de la décroissance a pour unique fonction de faire table rase, en l’asphyxiant, de cet ancien monde auquel appartenaient hier encore nos paysans, afin de demeurer dans le sens de l’histoire et d’en écrire une nouvelle page : voici venu le temps du grand palimpseste. Alors que 89 % des Français affirment soutenir les agriculteurs, comment nos dirigeants politiques pourraient-ils répondre aux angoisses proprement existentielles de ces derniers sans se désavouer de bout en bout et sans, pour autant, ignorer cette adhésion populaire massive ? Là est, assurément, l’enjeu crucial.
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