Gebirgskrieg, la « guerre de la montagne », c’est ainsi qu’Allemands et Autrichiens nommaient le conflit qui les opposa, au cours de la première guerre mondiale, à l’armée royale italienne dans les Alpes, il y a quatre-vingt-dix-neuf ans. Tandis que les premières salves étaient tirées par la marine italienne contre la ville autrichienne de Cervignano del Friuli, Riccardo di Giusto, première victime italienne de la guerre, tombait le 24 mai 1915 face à l’ennemi. De 1915 à 1918, l’Italie perdra 650 000 hommes dans une guerre de position sanglante, version alpine de la guerre de tranchées qui s’installait sur le front de l’Ouest. Les tranchées et boyaux des Italiens et des Autrichiens étaient taillés dans la roche et les combats se déroulaient dans des conditions si épouvantables qu’il est difficile de se les figurer.
L’action de Uomini Contro, Les hommes contre en français , film italien réalisé en 1970 par Francesco Rosi, se déroule dans le cadre de la campagne de l’Isonzo, une série de douze offensives majeures qui saigna progressivement à blanc tout autant l’Autriche-Hongrie que l’Italie, et inspiré du roman Un anno sull’altipiano, Un an sur les hauteurs, publié en 1938 par Emilio Lussu qui y rapporte son expérience des combats autour du plateau d’Asagio au sein de la Brigade Sassari, une des unités italiennes les plus décorées de la première guerre mondiale. Du front austro-italien en 1915-1918, on dira simplement qu’il fut un tel enfer qu’il fit surgir le fascisme, et une conception nouvelle de la violence, des tranchées de pierre de l’Isonzo. De Uomini Contro, on peut dire qu’il représente, avec Les Sentiers de la gloire de Kubrick, Pour l’exemple de Joseph Losey ou Johnny got his gun de Dalton Trumbo, l’une des œuvres les plus engagées et les plus dures ayant pour sujet la première guerre mondiale.
Si, dans Les sentiers de la gloire ou Pour l’exemple, le soldat Férol (joué par Timothy Carey, « l’acteur le plus maléfique d’Hollywood ») ou le simplet Arthur Hamp (Tom Courtenay), illustrent le destin d’individus modestes happés par la guerre et sa logique absurde, Les hommes contre va beaucoup plus loin dans la figuration de la lutte des classes au sein même des tranchées. Le général Leone (Alain Cuny), évocation du général Luigi Cardona, dont le nom reste attaché à la boucherie et à la défaite de Caporetto, envoie les hommes de troupes au massacre, se révélant tout au long du film toujours plus inhumain, aveugle et fanatique. La scène durant laquelle il réclame des volontaires équipés de la cuirasse Farina pour aller couper des barbelés sous le feu des mitrailleuses, témoigne à elle seule de l’absurde logique d’un affrontement dans lequel ceux qui prennent les décisions sont encore des hommes d’avant-Clausewitz qui n’ont pas plus intégré le concept de guerre totale que celui de conflit industriel. Les cuirasses Farina ont réellement existé, elles ont été produites à une trentaine d’exemplaires, et quelques utilisations sur le champ de bataille ont suffi à démontrer cette évidence que l’armure ne pouvait rien contre les mitrailleuses. Sur le front de l’ouest, l’initiative eut son équivalent avec l’invention et l’utilisation en France d’une sorte de brouette blindée, tout aussi meurtrière. Dans le film de Rosi, les malheureux soldats qui avancent lourdement, à demi hébétés et aveugles, vers la ligne de front, sont fauchés en une passe de mitrailleuse.
Face au général Léone, deux personnages incarnent deux types politiques qui vont jouer un rôle majeur dans l’Italie d’après-guerre. Le lieutenant Sassu (Mark Fréchette) tout d’abord, un jeune Sarde idéaliste confronté à la réalité de la guerre et à l’inanité des décisions prises par les haut-gradés. Le lieutenant Ottolenghi ensuite (incarné par Gian Maria Volonté), socialiste convaincu, qui explique à Sassu, alors que des mutineries éclatent au sein du régiment, qu’il faudra bien aller jusqu’au bout et en terminer une bonne fois pour toutes avec les gradés et les généraux donneurs d’ordres imbéciles. « Et qu’est-ce que vous ferez quand vous aurez tué tous les généraux ?», demande Sassu. « On montera plus haut », rétorque Ottolenghi. Uomini Contro est ponctué des scènes saisissantes. Au cours d’une offensive, le massacre est tellement effroyable parmi les Italiens, que les Autrichiens retranchés en haut de leur piton rocheux, dans leurs fortifications, cessent soudain de tirer et appellent eux-mêmes les Italiens à arrêter le carnage au cri de «Assez ! Assez braves soldats italiens ! Ne vous faites pas tuer comme ça !» A ce moment, le lieutenant Ottolenghi se retourne vers les tranchées italiennes et désigne du doigt la silhouette du général Leone, qui observe le conflit à la jumelle : « Camarades écoutez ! Ils sont là nos vrais ennemis ! »
Francisco Rosi a lui-même insisté sur le message politique de Uomini Contro : « ce que j’ai voulu faire en priorité, c’est montrer, à l’intérieur de la guerre, l’oppression d’une classe par une autre, d’une culture par une autre. (…) Dans le personnage qui représente la classe dominante, le général, il y a de la folie, folie qui n’est pas seulement en lui, mais qui vient aussi de son métier, de sa responsabilité ». En cela, Rosi ne fait d’ailleurs que répercuter fidèlement le propos d’Emilio Lussu ,dont l’ouvrage démontre la solidarité avec ses compagnons d’armes et même avec « ceux d’en face » contre les gradés, contre les décideurs, les politiques et tous ceux qui exploitent et envoient stupidement à la mort des millions d’hommes. « Voici l’ennemi, décrit-il au cours d’une mission de reconnaissance, et voici les Autrichiens. Des hommes et des soldats comme nous, faits comme nous, en uniforme comme nous, qui à présent bougeaient, parlaient et prenaient le café, exactement comme étaient en train de le faire, derrière nous, au même moment, nos propres camarades. »
Le livre de Lussu et le film de Rosi illustrent le rôle joué dans l’histoire politique et l’inconscient collectif italien par le traumatisme de Caporetto. La contestation sociale qui va secouer le pays dès 1918, la violence politique et le nihilisme qui marquent les années d’après-guerre naissent à l’ombre des mitrailleuses, dans le chaos des montagnes éventrées par les obus où les hommes se terrent et s’entretuent durant trois ans. Le « Me ne frego ! » (« Je m’en fous ! ») des fascistes est né exactement là, au point de rencontre entre la guerre totale, la guerre industrielle, le socialisme révolutionnaire, la haine de classe et le romantisme nationaliste.
En 1938, l’année où Emilio Lussu a publié Un an sur les hauteurs, Angelo Tasca, journaliste communiste italien, comparait, dans Naissance du fascisme, la cinglante défaite du socialisme italien au désastre de Caporetto. Pour Tasca et pour d’autres observateurs, le fascisme italien s’est imposé à la fois par la violence mais aussi par sa capacité à faire perdurer une certaine forme d’esprit de mobilisation patriotique allié à un programme politique se présentant comme une forme alternative de socialisme et d’idéologie révolutionnaire. L’épisode ahurissant de la prise de Fiume en 1919 par D’Annunzio et ses arditi, action dont il convient de rappeler qu’elle fut saluée de Moscou par Lénine en personne, illustre d’une manière différente en quoi l’héritage de la campagne de l’Isonzo et Caporetto ont pu former les conditions pour que naisse le fascisme italien, tout comme le marxisme-léninisme a pu sortir en partie de la catastrophique conduite de la guerre par Nicolas II. Il est utile, à l’heure des commémorations, de se souvenir de ces quelques faits et des œuvres méconnues qui en témoignent.
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