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Tucker et Vladimir: je t’aime moi non plus

Un entretien peu classique, retransmis sur Twitter


Tucker et Vladimir: je t’aime moi non plus
Vladimir Poutine donne un entretien au journaliste américain Tucker Carlson, Moscou, 8 février 2024 © Gavriil Grigorov/SPUTNIK/SIPA

Tucker Carlson aurait très bien pu ne pas être là. Il n’a posé aucune question sensible hier soir dans le premier entretien accordé par Vladimir Poutine à un média américain depuis le début de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine. Analyse.


C’est peu dire que l’entretien de Vladimir Poutine avec l’ancien animateur vedette de Fox News Tucker Carlson était attendu. Annoncé à grands renforts de publicité sur X-Twitter par un Elon Musk ravi de son coup, ce déplacement de la droite américaine à Moscou a pourtant accouché d’un résultat aussi décevant que prévisible.

Très célèbre aux Etats-Unis, Tucker Carlson y a longtemps été considéré comme l’un des meilleurs intervieweurs et éditorialistes de sensibilité conservatrice. Entre 2016 et 2023, au plus fort des années Trump, il présentait le Tucker Carlson Tonight, l’une des émissions les plus populaires de Fox News où il fut engagé à la demande expresse de la famille Murdoch. L’an dernier, courroucé par des relations de plus en plus tendues avec ses anciens employeurs, le natif de San Francisco a claqué la porte de la Fox pour lancer sa propre émission indépendante sur X-Twitter à la suite du rachat du réseau social par le milliardaire Elon Musk, aux opinions relativement proches de la tendance MAGA (Make America Great Again) au sein de laquelle Carlson est toujours populaire.

Fenêtre d’opportunité pour Moscou

Qu’une telle figure de la droite américaine aille en Russie au plus fort de la guerre en Ukraine a donc suscité des réactions diverses, la plupart des soutiens de Poutine se réjouissant ouvertement de cette apparente normalisation et du temps de parole qui allait être donné au président russe pour exprimer ses vues. Il faut bien dire que le soutien à l’Ukraine est un enjeu crucial de plus en plus discuté aux Etats-Unis, où des divergences semblent se faire partiellement jour entre les électorats démocrates et républicains. Cette semaine, le Congrès américain était ainsi paralysé par le bras de fer entre les Républicains et les Démocrates, incapables de trouver un accord autour d’un projet de loi permettant de débloquer des fonds pour l’Ukraine, Israël et réformer le système migratoire. Pourtant, Joe Biden a bien tenté de proposer de décorréler les trois questions, jusqu’alors pomme de discorde avec les conservateurs. Alors que la dernière tranche de l’aide militaire américaine a été débloquée en décembre dernier, le déblocage de nouveaux fonds se fait cruellement attendre.

Voilà pour le contexte, présentant une favorable fenêtre d’opportunité pour le Kremlin puisque Moscou espère un essoufflement de l’aide occidentale et une fissuration du bloc de soutien à l’Ukraine. La venue de Tucker Carlson s’inscrit donc parfaitement dans une stratégie russe éprouvée visant à mieux diviser ses adversaires pour régner sur l’Ukraine. En ligne de mire : l’opinion publique « conservatrice », ou plutôt populiste, principalement aux Etats-Unis mais aussi en Europe.

Un entretien peu classique

Habitué aux « punchlines » et autres formules chocs, le public américain aura probablement été surpris par le style Poutine, fait de longues digressions historiques rarement conclues par des sourires Colgate. Le contraste entre Tucker Carlson et ses airs d’étudiant preppy de grande faculté de la côte ouest et l’air bourru de l’homo sovieticus était d’ailleurs assez savoureux, voire comique par instants si la situation n’était pas si grave. Pendant les quarante-cinq premières minutes de l’entretien, Vladimir Poutine a ainsi pu dérouler ses différentes obsessions historiques, plus ou moins révisionnistes, que les plus curieux auront déjà pu découvrir au travers de la lecture de son essai publié avant-guerre : « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » (mid.ru)

Illustrant à merveille le dialogue de sourds entre l’Occident et la Russie, Vladimir Poutine s’est montré fidèle à lui-même, ne concédant pas un millimètre à un interlocuteur qui aurait pu tout aussi bien être absent, tant il n’a posé aucune question sensible et semblait perdu face aux références employés par un Tsar trop heureux de l’humilier. Preuve d’ailleurs de la faible maitrise du journaliste vedette, il a confondu au cours de l’entretien la Révolution Orange de 2004 et l’Euromaïdan de 2013-2014… Largué et sur une autre planète, Tucker Carlson a joué les figurants. On pouvait d’ailleurs s’attendre à ce que Vladimir Poutine cherche à trianguler, à séduire son auditoire américain en dénonçant le « wokisme » ou le mouvement « LGBT », pourquoi pas en traitant les Occidentaux de décadents va-t-en-guerre, mais il n’en fut rien.

Fidèle à lui-même, Vladimir Poutine a surtout voulu montrer à son peuple qu’il ne variait pas devant les Américains, quand bien même lui seraient-ils plus sympathiques. Jurant qu’il n’avait pas le désir d’attaquer la Pologne, après avoir expliqué par le menu pourquoi les Allemands furent obligés de le faire en 1939, Vladimir Poutine a en substance expliqué que la guerre s’arrêterait quand les Etats-Unis et l’Europe couperaient les finances de Kiev. Il a même évoqué les « rives de la mer noire », prouvant par là qu’il ne se contenterait pas de la Crimée et du Donbass. Les moins attentifs des kremlinologues n’auront absolument rien appris de ces échanges, qui reprenaient les différents discours du chef d’État russe depuis février 2022. Et ils avaient cette fois la force de la légitimité du tampon « Etats-Unis ».

Quelques passages furent particulièrement savoureux, montrant le décalage profond entre une Amérique conservatrice probablement convaincue de sa proximité avec la Russie et la réalité de son régime. Notamment quand Tucker Carlson a interrogé un Vladimir Poutine décontenancé sur les « forces supérieures et divines » qui seraient à l’œuvre. Répondant par un « niet » et une moue dubitative, Vladimir Poutine a dû se demander ce qu’on pouvait bien lui chanter là. Un rare moment de légèreté dans un laïus anachronique. Alors que nos dirigeants sont oublieux de l’histoire, ceux de l’autre monde en sont parfois névrosés.

On aura aussi senti le dépit et même la tristesse du pétersbourgeois Poutine face au refus de l’Occident de développer une relation amicale – selon ses propres termes, cela va de soi. Il a d’ailleurs désigné à cette occasion ses « voisins » en mauvais objets, bien sûr les Ukrainiens, mais aussi ses deux autres bêtes noires que sont les Polonais et les Baltes, tous accusés d’avoir provoqué la guerre. Car, oui, la Russie de Poutine est sincèrement convaincue que sa guerre d’invasion est une guerre défensive contre les nazis et l’OTAN prédateur. Des nazis bien vivants selon Vladimir Poutine qui a affirmé tout de go que « l’esprit d’Hitler vit encore ».

Entretien exclusif

Un Poutine en définitive inaccessible au dialogue autrement qu’à ses conditions exclusives. Dans ces conditions, il sera difficile de « négocier » quoi que ce soit d’autre qu’une reddition en rase campagne. Reste qu’il semblait aussi particulièrement désireux de revendre du gaz aux Allemands. Pourtant, il n’a pas montré la plus petite empathie pour le public gagné d’avance des pays occidentaux qu’il entend séduire. Et à quoi bon ? A la manière de l’extrême-gauche repentante, une partie de la droite occidentale a atteint le stade terminal du masochisme, aimant autant s’autoflageller que se faire humilier par des dictateurs étrangers. Et puis, les officines d’influence de la Russie se chargent déjà d’arrondir les angles sur les réseaux sociaux, les médias dits de « réinformation » ou encore les alcôves des cabinets de conseil.

On reconnaitra au moins à l’autocrate de Moscou d’être fait d’un autre bois que notre classe politique de marchand de tapis. Il sait ce qu’il veut et ne cède pas. Une partie de la fascination qu’il engendre vient d’ailleurs de là, d’aucuns voyant en lui une espèce d’homme qu’ils rêveraient ardemment d’être…

Que faire désormais ? Si le coche a été loupé en février 2022, moment où il fallait fermer le ciel ukrainien et pénétrer en mer noire, plutôt que de se lancer dans une absurde guerre d’attrition face à un pays rentier en ressources naturelles fort d’une population résiliente et au régime inamovible, il n’est pas trop tard. Comme le disait le spécialiste de la région sur X-Twitter Arnaud Castaignet : « Face à la Russie, Il faut réindustrialiser et réarmer. Massivement. Pour les 30-50 prochaines années. Créer une vraie base industrielle de défense européenne. Ouvrir des bases militaires dans les pays de l’est. Montrer qu’on fera face à l’ennemi russe sur le long-terme. Il faut relancer une course aux armements et lui montrer qu’il va la perdre. Couper tout lien économique et énergétique. » Pour radical que soit le chemin, il semble difficile d’en emprunter un autre.

Et en y réfléchissant un temps soit peu, croit-on que la Chine ait plus besoin du marché russe que du marché européen ? Faut-il encore en convaincre les Etats-Unis…




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Gabriel Robin est journaliste rédacteur en chef des pages société de L'Incorrect et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019). Il a été collaborateur politique

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