40 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un film vit le jour : Shoah. Le chef-d’œuvre de Claude Lanzman, qui dure 9h30, exigea 11 ans d’un travail acharné. Aujourd’hui, un ouvrage collectif intitulé Le moment Lanzmann, publié sous la direction de Jean-Jacques Moscovitz, rend hommage à la fois au cinéaste et à l’évènement historique que représenta la sortie du film. Le fait que ce livre soit publié le 4 décembre 2023, soit presque deux mois après le 7 octobre, n’est pas anodin.
Dans Shoah la question éthique est centrale : aucune image d’archives, aucune mise en scène de femmes nues dans des chambres à gaz ; contrairement à Spielberg dans La liste de Schindler. L’impératif était radical : ne pas porter atteinte aux morts et ne pas mettre le spectateur en position de voyeur s’identifiant, de fait, au nazi qui réellement avait vu cela. Pourquoi ? Pour ne pas en jouir. J’ai connu des adolescents ayant eu une érection devant des corps de femmes entassées et dont le peu de poitrine qui restait attirait l’œil. Un tel scandale, Lanzman n’en voulut pas. Par égard pour les morts, pour lui-même et pour nous. « Dans Shoah, on n’est pas en position de spectateur », dit-il. De quoi alors ? De témoin que le film nous fait devenir, dans le meilleur des cas . Les images qui constituent Shoah sont, aux yeux de son réalisateur « une incarnation ». Il ajoute : « Or, les choses ne deviennent vraies que si elles sont incarnées, sinon c’est du savoir théorique, c’est du savoir abstrait, c’est du savoir pauvre ». Prendre connaissance est d’une autre envergure, et à l’ère de « l’information » élevée au pinacle, il est urgent de s’en souvenir.
Imre Kerzetz, cité dans le livre, disait : « J’ai l’impression qu’il faudra encore beaucoup de temps pour que la nation hongroise comprenne qu’Auschwitz n’était pas l’affaire privée de juifs disséminés dans le monde, mais un évènement traumatique de la culture occidentale qui sera peut-être considéré un jour comme le début d’une nouvelle ère ».
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C’est ce qu’écrit dans ce livre Arnaud Desplechin, cinéaste, lorsqu’il raconte l’évènement que constitua ce film pour lui et sa génération : « Je voudrais décrire cet évènement historique si important : la montée de la Shoah à la conscience des hommes pour la compréhension – l’énigme ? – de son unicité : la montée à la conscience de l’ampleur du désastre. Nous avions cru vivre l’après-guerre. Et nous n’avions rien vécu du tout, nous n’avons que continué l’avant-guerre ».
Pour Jean-Claude Milner, linguiste et philosophe, Shoah est le premier film qui fait de la destruction des juifs un évènement à part entière et, en aucune façon, un « détail » de la Seconde Guerre mondiale. A ses yeux, « le génie de Claude Lanzmann se résume à trois découvertes nouées l’une à l’autre. Avoir décidé que seul le langage permettrait de traiter d’une destruction sans ruines. Avoir compris que le langage s’accomplit dans et par la parole. Avoir conclu que le cinéma tel qu’il était devenu grâce à ses chefs-d’œuvre, fournirait le moyen nécessaire ». Pour qu’advienne « ce moment où se dégage de l’être parlant une autre forme d’être » que Lacan nomma « le parlêtre ». Par ailleurs, J.C. Milner analyse le 11 septembre 2001 comme l’annonce d’une nouvelle ère ou de la poursuite de la précédente dans la même volonté d’anéantissement, cette fois-ci du XXème siècle. « Un même souci d’effacement des traces » s’y manifeste (comme dans le wokisme). Une même ligne conductrice en somme.
Georges Bensoussan, historien, à qui nous devons la citation d’Imre Kerzetz, interroge la portée de ce film et son enseignement. « Dans un monde où la déshérence et la désaffiliation disent le contraire de ce que nous tentons d’enseigner », que peut signifier l’enseignement de la Shoah ? Paradoxe absolu à laquelle notre époque est confrontée. Que faire avec la « césure anthropologique » que cet « évènement traumatique » créa ? Comment transmettre dans un monde qui a cassé la transmission ? Par ailleurs, mais cela va avec, alors que « la domination du biologique revient sous les traits de l’homme transformé, augmenté, trans-genre », il rappelle que le nazisme avait initié ce remodelage de l’espèce humaine au nom de la race.
Mais Le moment Lanzmann dit ses autres films aussi, dont Pourquoi Israël sans point d’interrogation. A son sujet, Michel Gad Woltowitcz, psychanalyste, écrit qu’« il dégage le temps-architecte (Heschel) de la transmission, une réflexion sur la reconstruction de l’homme par la réappropriation d’un temps intérieur, un retour à sa propre histoire vers le plus d’être possible, de puissance de vie, transformant les difficultés, le mortifère, en forces de vie ». Ils sont venus de 70 pays, et parmi eux, un Russe que Lanzmann accompagne au mur des Lamentations et qui dit : « Je n’ai pas été ici depuis 2000 ans ». Film drôle et plein de vie selon Woltowitcz, à l’image de son réalisateur qui avait le désir de vivre chevillé au corps.
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La question éthique y est centrale, ai-je dit. Elle nous revient en pleine face à l’heure où des gens se prennent en selfie devant ce qui fut la machine à broyer de l’humain, où le touriste se substitue à l’apprenti-témoin, quand ce ne sont pas les tueurs qui filment eux-mêmes leurs actes avant de les balancer sur la toile. Qu’Israël n’ait pas voulu rendre publiques les images du 7 octobre rejoint la volonté essentielle qui anima C.Lanzmann ; celle de ne pas céder un pouce à l’obscénité, de ne pas répandre la jouissance du mal, autrement dit la pulsion de mort comme une traînée de poudre.
Que les multiples auteurs que je n’ai pas cités me pardonnent ; tous les textes sont ici essentiels. Précisons que Lanzmann y parle avec différents interlocuteurs, et que le dialogue avec François Margolin, tiré du film qu’ils firent en Corée du Nord, y est savoureux ; notre cinéaste y récite « Le Bateau ivre » de Rimbaud en entier ! Enfin, Dominique Lanzmann-Petithory, veuve du cinéaste, conclut l’ouvrage avec une simplicité bouleversante, en évoquant la mort de leur fils Félix à 23 ans et le devenir de l’œuvre dont elle est la légataire.
Shoa sera diffusé en intégralité sur France 2 le mardi 30 janvier, à partir de 21h10, ( jusqu’à 6h30 ) et ce, pour commémorer la libération du camp d’Auschwitz le 27 janvier 1945.
Le moment Lanzmann: Shoah, événement originaire. Sous la direction de Jean-Jacques Moscovitz (David Reinharc Editions, 2023).
Contributeurs : Georges Bensoussan, Nellu Cohn, Corina Coulmas, Arnaud Desplechin, Dominique Lanzmann, Marie-Christine Laznik, Jean-Claude Milner, François Margolin, Eric Marty, Richard Prasquier, Baptise Rossi, Marc Sagnol, Didier Sicard, Anne-Lise Stern, Philippe Val, Michel Gad Wolkowicz.
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