Pire qu’un réac, deux réacs !


Pire qu’un réac, deux réacs !

denis tillinac didier goux

« Chuis un gros réac ! » grognait un soir Joey Starr sur le plateau de Laurent Ruquier pour promouvoir son duo musical avec le jeune rappeur Olivier Besancenot. C’est dire si le mot et la chose sont désormais galvaudés.

La réaction serait-elle le dernier conformisme de notre temps ? Pour en avoir le cœur net, j’ai lu deux pamphlets, celui de Didier Goux et celui de Denis Tillinac1 qui ont fleuri avec le printemps.

Accusé Didier Goux, levez-vous ! En territoire ennemi  est composé de centaines d’articles tirés de son blog. Volontiers taquin, cette figure de la réacosphère à l’écriture déliée se fabrique une mythologie personnelle où « Modernœud » fait figure d’homo festivus lobotomisé par le consensus démocratique. Muray, reviens, ils sont devenus fous de toi ![access capability= »lire_inedits »] Sans surprise, Goux résiste rarement à la tentation du « C’était-mieux-avant ». Pour le meilleur, quand il pleure le petit peuple parisien disparu et regrette les banlieues rouges où le titi trinquait avec l’immigré intégré. Pour le pire, quand la rébellion confine à la récrimination contre une supposée cinquième colonne mahométane en France. Celui qui dégaine hardiment ne vise pas forcément juste. Si le changement de peuple provenait d’un plan concerté, il suffirait en effet d’en traquer les instigateurs pour l’enrayer.

C’est l’une des limites de l’imprécateur réac que de céder trop facilement à ses mouvements d’humeur. Sa prose violente n’en produit pas moins des aphorismes d’une rare acuité. « Nous sommes la première génération à ratiociner sur le monde futur sans nous être jamais souciés de l’état dans lequel nous mettions le nôtre. » Ce diagnostic renvoie à celui du post-situ Jaime Semprun : une fois le chaos établi, la question n’est plus tant de savoir quel monde nous lèguerons à nos enfants, mais quels enfants nous laisserons à ce monde…

Menotté dans le box des accusés à deux pas de son compère, Denis Tillinac joue des coudes. Sa nouvelle image cathodique ne laisse pas de surprendre : comment ce chiraquien bon teint, brillant paysan des lettres innocemment attaché à sa flognarde corrézienne, a-t-il pu se faire caricaturer en identitaire white trash ? Ne cherchez plus, son fardeau s’appelle Du bonheur d’être réac. Certains progressistes aux idées courtes fulminent contre ce panégyrique des valeurs déchues, à la fois aristocratiques et populaires : honneur, humour, désinvolture, contemplation, lenteur, tolérance… Un inventaire à la Prévert n’y suffirait pas ! Tombeau pour les mousquetaires disparus, cet hymne au réac révèle un antimoderne conséquent, tantôt écolo (« Aucune utopie n’enrayera le cycle des saisons et ne distraira l’homme de ses passions immémoriales »), tantôt déroutant (« La terre et les morts de Barrès : très peu pour moi. Mes affinités électives n’ont pas de frontières, ma libido non plus »). On n’accusera pas le styliste d’Auriac (son village corrézien) de manquer de Goux tant il pose en rebelle sans cause. Ses colères intransitives, quoique mesurées, reprennent le flambeau de la « droite d’Artagnan »[1. Le retour de d’Artagnan, Denis Tillinac, La Table Ronde, 1994.], qu’il rêvait aussi irrévérencieuse, résolue et frondeuse qu’un Gascon. L’anti-UMPiste primaire que je suis a bu du petit lait au détour de certaines pages : « Par les temps qui courent, qu’est-ce que la droite ? Rien de plus qu’une suite d’allergies : à la fiscalité, au laxisme pédagogique et judiciaire, aux rigidités du droit du travail […] courtes en bouche et entachées de démagogie. » Tillinac n’accorde pas plus de crédit aux marges extrémistes de la droite classique, puisque ses flèches atteignent bien-pensants ET « ultras », cette frange dévoyée de l’anticonformisme.

Qu’est-ce que l’« ultra » ? Au fond, il ne s’agit que du rival mimétique des « bien-pensants » qu’il abhorre et croit combattre. L’extrémiste se pense radical mais n’aperçoit que l’écume des choses, et se contente d’inverser les catégories ineptes de ses ennemis : au simplisme du « pourtoussisme » répondra la tentation du quant-à-soi, à l’ouverture tous azimuts, la dérive sectaire, etc. Civitas-Osez le féminisme, même combat !

Goux et Tillinac ayant conscience que l’art du contrepied systématique ne peut tenir lieu de réflexion, leurs analyses gagnent en précision lorsque le doute les assaille. En territoire ennemi s’enrichit ainsi d’une métaphore de la pensée binaire, lorsque Goux met en scène  « Modernœud » à la poursuite de son ennemi intime « Groréacq ». Lancés à bride rabattue dans le même véhicule, disposant l’un et l’autre d’un frein, d’un accélérateur et d’un volant, les deux personnages « se rendent compte alors que tout est foutu et qu’il ne leur reste plus qu’à imputer à l’autre la totalité du désastre imminent en sautant en marche de la voiture juste avant le premier virage ». Hélas, Goux a le nez creux. La fin de toutes les contradictions qui faisaient le sel de la vie touche tout aussi bien le réac râleur que le progressiste ravi de la crèche. Venant d’un nostalgique impénitent, qui se rêve en écrivain balzacien du XIXe siècle, un tel exercice d’équilibrisme frôle le grand écart. Au fond, la principale qualité du réac est peut-être d’être là où on ne l’attend pas.[/access]

En territoire ennemi, Didier Goux, Les Belles Lettres, 2014.

Du bonheur d’être réac, apologie de la liberté, Denis Tillinac, Équateurs, 2014.

*Photo : BALTEL/SIPA/SIPA. 00681432_000010.

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



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