Pour étayer la thèse d’ « actes génocidaires » perpétrés par Israël à Gaza, l’Afrique du Sud devra démontrer une intentionnalité. Quelles que soient l’indépendance et l’impartialité des juges de la CIJ, les différentes institutions de l’ONU constituent depuis des années un théâtre où Israël joue presque toujours le rôle du méchant.
Les accusations de génocide portées contre Israël par ceux qui prétendent soutenir la cause palestinienne ou combattre le sionisme sont devenues banales depuis le 7 octobre. Avant Noël, des militants qui manifestaient devant un théâtre new-yorkais où devait se produire Jerry Seinfeld, ont accusé l’humoriste de « complicité de génocide » pour avoir déclaré publiquement sa solidarité avec Israël. Le 29 décembre, l’Afrique du Sud a lancé un processus pour donner un statut officiel à de telles accusations en saisissant la Cour internationale de justice des Nations Unies (CIJ).
Selon les avocats de la nation arc-en-ciel, Israël aurait commis des « actes génocidaires » dans sa campagne contre le Hamas à Gaza. Les 11 et 12 janvier, les magistrats de cette instance ont écouté les arguments des Sud-Africains et les contre-arguments des Israéliens.
Que représente une accusation de génocide aujourd’hui, et Israël peut-il s’attendre à être traité avec impartialité par une institution faisant partie de l’ONU ? La formulation de la notion de génocide au lendemain de la Seconde Guerre mondiale était censée initier une nouvelle ère de justice à l’échelle planétaire. Malheureusement, le concept se révèle aujourd’hui être à géométrie variable. Il a été appliqué efficacement dans le cas du génocide des Tutsis au Rwanda, mais les membres démocratiques des Nations unies n’ont toujours pas réussi à sanctionner juridiquement la Chine pour son traitement des Ouïghours, tandis qu’un génocide en cours au Soudan ne semble intéresser ni la communauté internationale ni les groupes de militants qui sont si prompts à accuser Israël.
Le fait vaut-il l’intention ?
C’est dans un document de 84 pages que les avocats de l’Afrique du Sud détaillent des « violations alléguées » par Israël de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui date de 1948. Pour justifier cette accusation, le réquisitoire cite le nombre de morts de civils à Gaza, le déplacement d’une partie de la population, les difficultés à approvisionner les habitants en eau et nourriture et la prétendue volonté des autorités israéliennes d’entraver l’accès au territoire des organismes d’aide humanitaire.
L’objectif immédiat de la partie poursuivante n’est pas de convaincre la Cour de condamner Israël comme génocidaire, ce qui pourrait prendre des années de délibérations. Il s’agit dans un premier temps de la persuader d’ordonner à Israël de prendre des mesures provisoires consistant essentiellement à « mettre fin à toutes les opérations militaires qui constituent ou donnent lieu à des violations de la Convention sur le génocide ». Bref, un cessez-le-feu. La Cour pourrait prendre quelques semaines pour statuer sur cette première question.
Le génocide est compris comme la volonté intentionnelle de détruire les membres d’un groupe en tant que membres de ce groupe. Cette nécessité de prouver une intentionnalité de la part des persécuteurs allégués n’a pas échappé aux autorités sud-africaines. Selon la déclaration devant la Cour de l’avocate, Adila Hassim : « Les génocides ne sont jamais déclarés à l’avance, mais cette cour bénéficie des 13 dernières semaines de preuves qui montrent de manière incontestable un modèle de comportement et d’intention qui justifie une allégation plausible d’actes génocidaires ». Pour fonder l’allégation d’intentionnalité, le réquisitoire cite des propos violents de certains dirigeants israéliens et même, afin de démontrer combien la « rhétorique du génocide » est ancrée dans la société israélienne, des déclarations inconsidérées par deux chanteurs populaires maîtres du style Mizrahi. Dans une interview, Eyal Golan a appelé à « effacer Gaza et à n’y laisser personne », tandis que, dans une vidéo ayant rencontré du succès sur les réseaux sociaux, Kobi Peretz a chanté : « que Gaza soit effacée ! »
La démonstration faite par l’Afrique du Sud semble être tout sauf « incontestable », selon le mot employé par son avocate. Mais si jamais la CIJ décide de condamner Israël, a-t-elle les moyens de faire respecter son verdict ? Le Conseil de sécurité de l’ONU possède ce pouvoir, mais ses cinq membres permanents – la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume Uni et la Russie – ont un pouvoir de véto. En mars 2022, la CIJ a ordonné à la Russie de cesser son invasion de l’Ukraine – avec le résultat que l’on connaît. Or, les États-Unis et le Royaume Uni ont déjà déclaré le dossier pénal de l’Afrique du Sud sans fondement. Ainsi, même si la Cour condamnait Israël et demandait au Conseil de sécurité d’agir, il ne se passerait rien. Cette action en justice représente-t-elle donc beaucoup de bruit pour rien ?
Le procès : l’éternel retour du même
L’accusation de génocide, qu’elle soit approuvée ou non par le tribunal, constitue une étape importante dans une longue campagne pour condamner Israël des pires infâmies. Et ce n’est pas la seule tentative pour y arriver sur le plan juridique. Il faut rappeler que la Cour internationale de justice (CIJ) de l’ONU, bien qu’elle aussi siège à La Haye, est différente de la Cour pénale internationale (CPI). Tandis que la CIJ a pour mission de régler les disputes entre les États, la CPI poursuit des individus accusés de crimes contre l’humanité, comme dans le cas du dirigeant serbe Slobodan Milošević, ou celui du Rwandais Félicien Kabuga. Or, le 17 novembre, la CPI a déclaré que le procureur de la Cour, saisie par l’autorité palestinienne et cinq États, l’Afrique du Sud, le Bangladesh, la Bolivie, les Comores et Djibouti, enquêtait sur des crimes de guerre allégués que des Israéliens auraient commis à Gaza et en Cisjordanie à partir de 2014. La commission de ces crimes serait une violation du Statut de Rome, le traité international qui a créé la Cour pénale internationale. Israël est un des signataires de ce traité. En 2020, la CPI a renoncé à poursuivre la Chine au sujet de la persécution des Ouïghours car la Chine n’est pas signataire du Statut de Rome. Il est ainsi clair – si jamais on avait besoin de preuves – qu’Israël est une société infiniment plus démocratique et libérale que la Chine. Il est clair aussi que cette association avec la tradition occidentale fait partie des raisons qui poussent des membres moins démocratiques de l’ONU à vouloir faire infliger à Israël une condamnation aussi terrible que définitive.
Certes, le rôle de l’Afrique du Sud dans l’affaire actuelle peut s’expliquer dans une certaine mesure par le sentiment de solidarité avec le peuple palestinien qui remonte à l’époque de Nelson Mandela. Le leader du Congrès national africain voyant en Yasser Arafat un frère d’armes dans la lutte contre les régimes d’apartheid. Mais encore aujourd’hui, cette complicité va très loin. L’Afrique du Sud est un des rares pays à avoir des relations diplomatiques avec le Hamas. Son gouvernement a été lent à condamner les atrocités du 7 octobre, mais prompt à condamner l’invasion de Gaza. En novembre, son parlement a voté la suspension des relations diplomatiques avec Israël, bien que cette résolution n’ait pas été suivie d’effets. La question palestinienne a suffisamment d’importance auprès de la population sud-africaine pour être exploitée à des fins électorales. La dénonciation d’Israël sert à masquer les problèmes de corruption qui assaillent le régime du président Cyril Ramaphosa, ainsi que le niveau de violence criminelle qui afflige le pays. Poursuivre Israël représente aussi une façon pour l’Afrique du Sud de s’acheter de l’influence sur la scène internationale et notamment de prendre le leadership au sein de ce qu’on a nommé « le Sud global », cet ensemble de pays en développement qui seraient en train de s’opposer à l’influence occidentale et qui ne rechigneraient pas à faire cause commune avec la Russie ou la Chine quand cela les arrange. Israël, l’incarnation supposée de la tradition – voire du colonialisme – occidentaux constitue une cible de choix. Et, dans une certaine mesure, ça marche, car le procès initié par l’Afrique du Sud a déjà reçu le soutien de la Turquie, de la Jordanie, de la Malaisie, de la Bolivie, de la Colombie, du Brésil, du Pakistan et d’autres.
Cette pression internationale pour condamner Israël est constante et infatigable, même si les États occidentaux ont tendance à y résister. C’est dans ce contexte que les accusations sud-africaines seront instrumentalisées, surtout au sein des Nations unies, par les pays qui s’opposent à Israël. Les relations entre Israël et l’ONU sont au plus bas. Selon l’ONG UN Watch, au cours de l’année 2023, l’Assemblée générale de l’ONU a voté 14 résolutions censurant Israël, deux fois plus que le nombre total de celles dénonçant d’autres pays. Depuis longtemps, Israël accuse les agences de l’ONU de nourrir des préjugés à son égard, tandis que l’ONU, notamment à travers l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), accuse Israël de violer les droits humains des Palestiniens. Depuis le début de la guerre à Gaza, l’UNRWA allègue qu’Israël a bombardé ses propres installations, tandis que ce dernier maintient que le Hamas utilise certains des bâtiments en question pour camoufler ses équipements militaires. Quelles que soient l’indépendance et l’impartialité des juges de la CIJ, les différentes institutions de l’ONU constituent un théâtre où Israël joue presque toujours le rôle du méchant.
N’oubliez pas le Darfour
Ironie du sort, au cours de la semaine qui a précédé celle de l’ouverture des auditions à La Haye, le président de l’Afrique du Sud Cyril Ramaphosa a reçu la visite de Mohamed Hamdan Dogolo, le commandant d’une puissante milice soudanaise qui est accusée de génocide et de crimes de guerre au Darfour. C’est en avril 2023 qu’une guerre civile se déclenche entre ce chef de guerre, à la tête des Forces de soutien rapide (FSR), et le général Abdel Fattah al-Burhan qui commande les Forces armées soudanaises (FAS). La région de Darfour, qui a déjà été la scène d’un génocide en 2003, voit de nouveau des massacres de civils, commis aujourd’hui par les hommes de Mohamed Hamdan Dogolo. Ils n’hésitent pas à employer la violence sexuelle et la réduction en esclavage contre les femmes et les enfants. Les victimes de ce nettoyage ethnique sont majoritairement de la communauté masalit, un groupe non-arabe, tandis que leurs bourreaux sont majoritairement arabes. Il y a eu plus de 10 000 morts et 7 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays, 1,4 million dans des pays avoisinants, surtout le Tchad. Les Émirats arabes unis sont accusés de soutenir les FSR mais le nient. En novembre, le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, ainsi qu’une lettre ouverte signée par 70 experts en droit international, ont essayé d’attirer l’attention générale sur une crise humanitaire d’une rare gravité. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, plus de 25 millions de personnes ont besoin d’aide – plus de dix fois la population de la bande de Gaza. Mais à la différence de ce qui se passe à Gaza, la tragédie soudanaise se poursuit dans l’indifférence (jusqu’ici) des 55 États-membres de l’Union africaine et dans celle du Conseil de sécurité de l’ONU. Le décalage entre l’agitation autour des actions d’Israël à Gaza et l’apathie générale devant le carnage du Darfour peut s’expliquer en grande partie de la façon suivante : le drame soudanais est traité comme une question humanitaire, tandis que celui de Gaza est traité comme une question politique. Et une question politique est toujours une source potentielle de bénéfices politiques. Qui, les 11 et 12 janvier, se faisait photographier à La Haye en affichant son soutien inconditionnel à l’action en justice de l’Afrique du Sud ? Ces grands humanitaires que sont le Français, Jean-Luc Mélenchon, et l’Anglais, Jeremy Corbyn.