Mardi matin, dans la vallée du Leimental, près de Bâle, le petit village de Burg était livré à sa frénésie journalière : chaque foyer remontait avec entrain le coucou domestique, les femmes s’enfiévraient à cuire des poêlées de roesti sur le feu tandis que les hommes astiquaient en chœur de bien beaux lingots.
– Je te dis qu’on nous les a donnés dans les années 1940. Tu sais bien, ces années terribles où la foudre s’est abattue par trois fois sur le chalet de Guschti.
Puis, quand la cloche de onze heures se mit à sonner, le village tout entier stoppa net son effervescence avec une droite exactitude pour se précipiter comme un seul homme à la porte du bon Dr Hofmann.
La Suisse alémanique est un pays de traditions et, à Burg, on ne plaisante pas avec elles. Depuis 1943, l’ancien chimiste de Sandoz distribue quotidiennement de petits morceaux de buvards à ses concitoyens, qui s’empressent de les mâchouiller avant de se livrer collectivement à des rituels ordinaires.
Chaque jour, donc, depuis soixante-cinq ans, le maire organise des votations toutes les quinze minutes sur des sujets de première importance (préparation de l’Expo 2000, investissement de la totalité du budget communal pour relancer Swissair, etc.), on s’enthousiasme pour des lancers de vaches et des lâchers d’enclumes, on attache la doyenne solidement à un arbre pour lui faire le coup du « Souviens-toi, Guillaume Tell », on force le guichetier-chef de la Migrosbank à lever le secret bancaire sur les gros comptes, on le remplace par Jérôme Kiervel puisqu’il n’obtempère pas, on inaugure une statue de Jean Ziegler embrassant sur la bouche Mouamar Khadafi, on donne les premiers coups de pioche sur les contreforts des Alpes pour les raser et voir la mer, on met un terme à la doctrine de la neutralité helvétique pour déclarer la guerre à l’Iran et à la Corée du Nord, on rédige un moratoire pour que l’industrie chimique bâloise ne rejette plus de polluants dans le Rhin puis on se ravise bien vite : à l’impossible nul n’est tenu.
Douze heures plus tard, quand la fatigue gagne les corps et que les esprits se refroidissent, les habitants de Burg rentrent chez eux jouir d’un repos mérité : on remonte le coucou, on réchauffe le roesti et on astique ses lingots.
Seulement, hier, rien ne s’est passé comme à l’accoutumée : à onze heures, par trois fois, on a frappé à l’huis du bon Dr Hofmann. Par trois fois, on n’eut que le silence en guise de réponse. La première à réagir fut la doyenne du village, Heidi Moriz (118 ans), qui rentra sa langue qu’elle maintenait pendante depuis vingt minutes déjà – le temps ne passe pas vite chez nos voisins helvètes, preuve de la maestria horlogère confédérale –, avant de proposer aux plus hardis de pousser la porte. Pour voir.
Hallucinant : le corps sans vie du bon Dr Hofmann gisait sur le sol. Très propre. On pleura poliment et l’on rentra chez soi, en silence, sans même avoir le cœur à étreindre ni coucou ni roesti ni lingot.
Lorsqu’au journal du soir, sur la Schweizer Fernsehen, le village apprit que le bon Dr Hofmann était le père du LSD, la drogue des hippies, ce fut une hallucination encore plus grande. Le lendemain, la descente fut d’autant plus ardue que les journaux du monde entier titraient sur la disparition d’Albert Hofmann. Comment un tel homme avait pu inventer ce produit que les drogués francophones viennent consommer, allongés sur la Platzspitz de Zurich ? Comment avait-il pu cacher ce forfait pendant autant d’années, lui auquel la Schweizerische National Bank aurait ouvert un compte sans confession ?
On se pose encore ce genre de questions à Burg, quand on n’est pas occupé à trouver des coins à champignons. Nul ne sait pourquoi, mais c’est un fait : Burg s’est pris depuis quelques jours d’une passion soudaine pour la mycologie.
Pour ma part, c’est une pensée émue que je voudrais adresser à Albert Hofmann, ce Christophe Colomb de la science, qui chercha un médicament et trouva de la came. Nous sommes certains que Jimi Hendrix, Janis Joplin et Richard Claydermann l’attendent les bras ouverts aux paradis artificiels.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !