Un temps à s’ouvrir les veines


Un temps à s’ouvrir les veines

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1. André Laude, poète maudit.

Je ne devrais pas l’avouer mais, quand je voyais André Laude à Saint-Germain-des-Prés, je changeais de trottoir. Non par pingrerie − je savais qu’il me taperait −, mais par pitié : sa déchéance me déchirait le cœur. Nous avions travaillé ensemble au Monde, il m’avait entraîné dans l’aventure du Fou parle, je le considérais comme le plus grand poète français vivant… mais je savais qu’en dépit des efforts de ses amis, rien ne pouvait l’arrêter dans sa course au néant. Il n’était même pas un clochard céleste, tout juste l’un de ces miséreux édentés dont l’haleine puante vous fait fuir.  Il ne voulait pas se ressaisir… ou peut- être sentait-il qu’il n’en était plus capable. J’ai compris avec lui l’inanité des efforts pour aider une personne à terre qui ne veut pas se relever. Nul parmi ses amis, notamment François Bott et Roland Topor, ne doutait de son talent, mais nous savions tous qu’il était à bout de souffle et qu’il se complaisait dans la pose de l’artiste maudit. Il n’est pas donné à chacun d’avoir l’envie ou la force de poursuivre un parcours dont il a pressenti l’inanité et dont il vit l’horreur à chaque instant dans sa chair.  Nous avons assisté à sa chute, effrayés par l’énergie qu’il mettait à se détruire. Nous parlions du suicide en gentlemen, il le vivait jour après jour en pleurant de ne plus pouvoir caresser l’aube ou un corps de femme sans les déchirer. Lui, le rebelle, était en outre devenu geignard… et c’est ce qui nous attristait le plus.  Il avait oublié la règle que nous nous étions fixée : Sustine et abstine (Supporte et abstiens- toi) ! Bref, le plus grand poète vivant était devenu une loque. Et cela nous navrait tant que nous l’évitions, même si nous nous cotisions pour l’aider à survivre.[access capability= »lire_inedits »]

André Laude survit dans ses poèmes. En voici un qui m’est cher :

« Sur chaque visage Une agonie m’interpelle Lion en cage Je tourne dans la cité des morts-vivants Sans figure Sans lignage.

Je suis déjà ailleurs autre part Je suis dans le paysage ignoble De l’absolu désespoir Je suis le voyageur rejeté de miroir en miroir

Et qui hurle parce qu’il ne s’y retrouve pas Et que l’horreur gonfle ses paupières Et qu’il a tellement faim de lumière Qu’il mangerait crus les petits enfants aux yeux De craie blanche. »

2. Sarah Kofman, la femme qui exécrait les femmes.

Au début des années 1960, alors assistant à la fac, j’avais lu dans la revue Critique un article de Sarah Kofman sur le tabou de la virginité chez Freud, article pénétrant (si j’ose dire) qui m’avait donné très envie de connaître son auteur, que j’imaginais comme une héroïne des films de Robbe-Grillet. Son nom, également, me faisait rêver. Et, à peine installé à Paris, par l’intermédiaire de mon ami Jean-Michel Palmier, je me trouvais aux côtés non pas de la créature de rêve que j’avais fantasmée, mais d’une femme malicieuse, érudite et brillante. Geignarde également parfois, car elle traînait avec elle un boulet d’angoisse beaucoup trop lourd pour sa frêle personne. Outre la philosophie qu’elle enseignait à la Sorbonne, elle peignait. Et il ne lui aurait pas déplu qu’une de ses toiles figure à la Collection de l’Art Brut, à Lausanne. Sarah Kofman ne supportait ni les femmes ni les fumeurs. Elle était décidée à se suicider à 60 ans et à ne jamais mettre d’enfant au monde. Ce qu’elle décidait, elle le faisait. Le 15 octobre 1994, le jour du 150e anniversaire de la mort de Nietzsche − son auteur préféré − elle prenait congé en se défenestrant. Je la voyais alors moins souvent, car elle tenait des propos si désobligeants à l’égard de ma compagne que je m’étais éloigné d’elle. Elle illustrait à merveille la thèse d’Otto Weininger, selon laquelle le pire ennemi de la femme est la femme. Voilà donc bientôt vingt ans que Sarah Kofman s’est suicidée. Quatre ans plus tard, Jean-Michel Palmier disparaissait lui aussi. Il me fallait apprendre à vivre dans un monde peuplé de fantômes. Il est vrai qu’ils sont souvent moins encombrants ou agaçants morts que vivants. Mais ils se rappellent à nous furtivement pour qu’on ne les oublie pas. C’est ce qu’avait fait Sarah Kofman avant de mourir en publiant un bref récrit autobiographique, Rue Ordener, Rue Labat, sur son enfance sous l’Occupation et sur la mort de son père, un rabbin, à Auschwitz. Je lui avais écrit pour lui dire combien ce texte m’avait bouleversé. Elle m’avait répondu. Nous devions nous revoir. Ce sera ailleurs ou jamais. En compagnie d’un autre fantôme que nous partagions, le psychanalyste Serge Viderman, l’auteur de La Construction de l’espace analytique – un chef-d’œuvre, soit dit en passant. Si Sarah Kofman s’était livrée, avec Jacques Derrida, à des jeux brillants – mais à mes yeux un peu vains – sur la déconstruction, elle s’était vraiment construite avec Serge Viderman. Il lui a donné la force de quitter ce monde quand elle l’avait décidé. Il m’a donné le courage nécessaire pour y survivre et la liberté d’esprit qui me permet aujourd’hui d’évoquer ces fantômes du passé sans être tenté de m’ouvrir les veines.

3. L’ami perdu, Jean-Michel Palmier.

Comment parler en quelques lignes de Jean- Michel Palmier, mort dans des souffrances atroces à l’âge de 53 ans ? C’est bien évidemment impossible. Nul ne connaissait mieux que lui l’expressionnisme allemand. Et pour tous ceux qui l’ont approché, il a été un incomparable professeur d’énergie, exactement à l’opposé de moi… ce qui rendait notre amitié indéfectible. À l’hôpital, il ne se plaignait jamais, manifestant une forme d’humour macabre que rend bien ce passage de ses Fragments sur la vie mutilée : « Ayant si souvent commenté les poèmes de Gottfried Benn, ce poète expressionniste − médecin qui écrivit dans Morgue et autres poèmes d’admirables évocations des tumeurs et des ulcères, des corps qu’il disséquait à la morgue de l’hôpital de Moabit à Berlin − il était bien normal que je sois confronté moi aussi à cette expérience.[/access]

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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