Harold Hyman, grand spécialiste des relations internationales, nous brosse un panorama des tendances actuelles sur la plan géopolitique. Si 2023 a été l’année de la mort de Henry Kissinger, c’est aussi l’année qui a enterré sa vision stratégique du monde.
Le décès de Henry Kissinger, artisan de la politique étrangère de deux présidents américains, clôt une ère de la pensée stratégique. Une nouvelle ère, celle de la force brute, déguisée sous divers noms, commence. La paix kissingérienne entre l’Occident et la Russie disparaît, et celle avec la Chine populaire ne se maintient que péniblement. D’autres failles sont désormais béantes: le bloc chiite contre le bloc sunnite, Israël contre l’amalgame d’Arabes, de chiites, de régimes du Sud Global et de la gauche occidentale. L’Afrique est à moitié perdue pour le prestige français et pour notre lutte contre le djihadisme qui était la principale raison de notre présence. De plus, les Européens ont été boutés hors du Mali et du Burkina Faso. Les micro-oppressions ethniques se multiplient : Birmanie, Inde, Afghanistan, Arménie, Chine, Afrique sahélienne, Gaza, Israël, Cisjordanie, Afghanistan, Yémen, Éthiopie, Congo… Les flux migratoires sont devenus incessants, résultats de la faillite de nombreuses économies du Sud planétaire. Du bon côté des choses, les démocraties ne se sont pas effondrées, et la lutte contre le dérèglement climatique s’organise.
Le legs de Kissinger en cette année 2024 reste fascinante car il a forgé le monde qui maintenant se désagrège à toute vitesse. Il l’aurait voulu immuable. Le professeur et écrivain, qui admirait la tragique lucidité de De Gaulle qui cherchait un équilibre, a laissé des œuvres que l’on peut lire avec profit. Sa théorie, élaborée surtout après son départ des affaires, est une adaptation moderne de la notion d’« équilibre des puissances » chère à Metternich. Dans deux œuvres marquantes, Diplomatie et De la Chine, il prône cet équilibre des grandes puissances. Si les États de taille moyenne peuvent peser un peu dans la balance mondiale, les petits États faibles n’ont que le choix entre s’aligner derrière un grand, ou alors attendre d’être satellisés. Pour Kissinger, Charles de Gaulle demeurait l’un des derniers Européens à tenter d’inverser le déclin national. Une tentative d’une lucidité tragique, magistralement tentée mais impossible, selon un Kissinger admiratif dans son dernier livre Leadership: Six études de stratégie mondiale. Curieusement, Kissinger vit en Konrad Adenauer un autre « leader » stratégique. Or le tandem Adenauer-De Gaulle fit beaucoup pour impulser la construction européenne qui, pour le vieux chrétien-démocrate antinazi qu’était Adenauer, réinstallait l’Allemagne sur le devant de la scène internationale. A ces deux personnalités de premier plan, le volume de Kissinger ajoute quatre autres : Margaret Thatcher, Lee Kuan Yew (premier ministre de Singapour de 1959 à 1990), Anouar el-Sadate (président de l’Égypte de 1970 jusqu’à son assassinat en 1980), et Richard Nixon. Quatre d’entre eux ont travaillé en tandem : Adenauer-De Gaulle et Nixon-Sadate. On pourrait même imaginer une convergence entre les contemporains qu’étaient Lee et Thatcher. On dirige un pays largement en fonction d’un autre, selon notre professeur diplomate, et Kissinger retient surtout les succès. L’histoire pour lui n’a pas besoin de grands destructeurs terribles comme Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, et dans une moindre mesure Nasser ou Castro. Mais la politique oblige de parler à certains d’entre eux.
Il eut à traiter cinq dossiers lourds de 1969 à 1977. Celui du Vietnam fut entièrement balayé par la trahison nord-vietnamienne et la destruction de l’État sud-vietnamien en 1975. Celui de la négociation secrète avec la Chine populaire produisit l’équilibre actuel. La Guerre du Kippour en 1973 fut résolu avec succès. La lutte contre les régimes marxistes en Amérique latine fut un succès total quoiqu’antidémocratique et répressive. Si l’endiguement général de l’URSS se réalisa, ce n’était pas sans coût, car il a fallu donner plus d’importance à la Chine qui était encore convulsée par la Révolution culturelle. En Amérique latine, l’avènement enfin de régimes démocratiques au gauchisme modéré, dont le Brésil de Lula, n’a pas entamé le succès de la politique kissingérienne, car il n’y avait plus d’URSS pour les fédérer contre les États-Unis. Donc trois succès, un échec vis-à-vis de l’URSS, et un désastre au Vietnam.
Qui seraient les leaders capables de mener une stratégie mondiale aujourd’hui? Kissinger ancre sa pensée dans une réflexion historique qui commence au milieu du XIXe siècle. Les puissances étaient assez semblables, toutes royales sauf la France, et elles voulaient démontrer leur légitimité face aux républicains, face aux libéraux, face aux bonapartistes avides d’expansion, et même face aux socialistes naissants. La Première Guerre mondiale montra à quel point ces puissances ne surent pas préserver leur équilibre, obsédées par l’idée d’être déclassées économiquement et militairement par l’une quelconque d’entre elles. Une guerre qui ne produisit que le sentiment d’avoir survécu (France, Belgique, Royaume-Uni), d’avoir été frustré (Allemagne, Italie), ou d’être né (l’URSS et même les États-Unis sur le plan géostratégique). La Deuxième Guerre mondiale était davantage un délire idéologique, et le professeur d’histoire attachait une grande importance aux diverses idéologies et à leurs conséquences stratégiques. Aujourd’hui, seuls certains politiques suivent cette vision, comme Kevin Rudd, ancien Premier ministre australien (2007-2010 ; 2013) et sinologue à la connaissance indépassable sur Xi Jinping.
Kissinger minorait la validité du concept de déterminisme géopolitique, dont la Geopolitik germanique si dominante sous le IIe et le IIIe Reich et dont l’obsession pour le contrôle des masses terrestres eurasiatiques indispensables à la domination planétaire conduisit à une vaste destruction. Pour Kissinger, la vraie nature d’un État n’est pas celle d’un agrégat de terres et de populations placées à la disposition d’idéologues, mais plutôt un organisme dont le but est de survivre par le truchement de guerres réussies, d’alliances et d’États tampons. Cet organisme sécrète une idéologie, et donc une vision géopolitique qui en découle. Les facteurs économiques se résument aux matières premières et aux sources d’énergie, que l’on doit s’assurer fût-ce par la force. Il ne s’intéresse qu’aux États puissants, capables de s’imposer. La bonne stratégie militaire d’une telle puissance se résume à une présence mondiale, via des bases navales et aériennes, et une capacité à projeter des forces combattantes. L’URSS était l’unique danger existentiel qu’il eut à affronter lors de ses huit ans au pouvoir.
Ainsi l’articulation entre la puissance militaire et la possession de terres ne l’obsédait pas, car les grandes puissances avaient déjà une assise territoriale adéquate. Le Vietnam du Sud ne l’intéressait qu’en tant que zone à interdire au communisme soviétique. En revanche, la présence d’un Cuba communiste ne le tracassait guère puisqu’il était imbriqué dans un jeu d’équilibres mondiaux et que l’URSS était également cernée par des pays de l’OTAN.
Si Kissinger était au pouvoir aujourd’hui, il aurait été fortement secoué par l’attitude de la Russie de Poutine, manifestement mue par un aventurisme de très grande échelle. Il est difficile d’imaginer le bloc de l’OTAN, et la Fédération de Russie, négocier un partage de l’Ukraine pour éviter une guerre. On n’imaginait pas cette guerre ; et même le conflit russo-ukrainien de 2014 ne donna pas lieu à des conclusions pessimistes. Le professeur lui-même laissait entendre qu’il avait une préférence pour une Ukraine non-alignée : le fameux État tampon, la finlandisation.
Pourtant, dès le début de l’invasion russe en 2022, Kissinger prit ses distances par rapport à son attitude antérieure. Face à la Russie, il comprit que l’aspiration à la puissance impériale était constante dans son histoire, et que Vladimir Poutine était habité de ce sentiment au point de commettre les pires erreurs. L’Ukraine allait être le nouveau Vietnam. Il avait rencontré Poutine une dizaine de fois, et le président russe fut toujours impressionné par la pensée atypique de l’ex-secrétaire d’État. En 2022 Kissinger dut se raviser sur Poutine : non, l’invasion n’était pas rationnelle, et elle bouleversait totalement les équilibres. Kissinger admit son erreur de ne pas avoir prévu l’invasion russe. Il dut reconnaître que la combattivité des Ukrainiens changeait la donne, et que l’Occident devait les aider à reconquérir leur territoire, sinon les aventures expansionnistes impériales allaient se multiplier partout dans le monde. Soulignons à quel point ce changement d’avis était soudain et radical. Le professeur a toujours tenté de comprendre les psychologies des dirigeants. Il avait lui-même compris celle de Nixon, et pensait par la suite comprendre celle de tous les dirigeants suprêmes des grandes puissances. Il n’a peut-être jamais pleinement compris Poutine. Ce dernier est-il vraiment un serviteur de son propre État, ou un simple conquérant ambitieux? A la longue, le professeur aurait probablement accepté l’idée que, à partir de maintenant, l’ambition, l’aventure, l’idéologie hors sol, sont des facteurs lourds. La rationalité servira surtout ces ambitions.
Quant au Moyen-Orient, Kissinger avait compris combien la victoire israélienne lors de la Guerre du Kippour (1973), arrachée à une quasi-défaite, était une humiliation pour les États arabes. C’est pour cela que les observateurs ont tendance à croire l’ex-secrétaire d’État lorsqu’il prétend avoir empêché les Israéliens de marcher sur Damas et Le Caire. Qu’il me soit permis de douter d’une telle intention israélienne : les Israéliens n’avaient nullement la capacité de tenir des mégapoles arabes dans des pays disposant quand même d’armées technologiquement modernes. Il faudra retenir ceci : Nixon et Kissinger empêchèrent l’URSS de se mêler du conflit, par une mise en alerte nucléaire. Les deux comparses à la Maison-Blanche eurent le flair d’épargner l’amour-propre d’Anouar el-Sadate et de Hafez al-Assad (président de la Syrie de 1971 à 200), si bien que Sadate au moins se transmua en bon allié de Washington et signataire de la paix historique avec Israël après avoir pris la parole à la Knesset ! La grandeur de Sadate et l’élégance symbolique de Menachem Begin ont beaucoup compté dans cette issue heureuse. Avec l’hostilité actuelle du Fatah et surtout du Hamas, aucune issue comparable n’est possible aujourd’hui, et l’idéologie progressiste rationnelle d’Anthony Blinken est inadaptée aux deux belligérants qui rêvent chacun d’anéantir l’autre.
La guerre Israël-Hamas est l’élément surprise qui dresse la barbarie islamiste contre un Israël à la vengeance juste mais coûteuse en termes diplomatiques et humains. Ici, la lecture de Kissinger n’offrirait aucune solution : le Hamas n’aspire pas à être un État. Yahya Sinwar, le dirigeant de facto de la bande de Gaza, ne peut pas être confondu avec Anouar el-Sadate, ni même avec le leader égyptien Abdel Fattah al-Sissi. L’élégance de la paix de Camp David en 1978 est impossible aujourd’hui. Cette guerre du Kippour, avec très peu de pertes civiles, n’a induit en Israël aucune haine héréditaire envers l’armée égyptienne, ni même syrienne, et pourtant le danger pour la survie d’Israël était alors supérieure à aujourd’hui.
Sur la Chine, l’ex-professeur de Harvard avait raisonnablement bien cerné le fonctionnement du Parti communiste, ainsi que la manière de raisonner de Zhou Enlai, de Mao Zedong, de Deng Xiaoping, et enfin de Xi Jinping. Les Chinois communistes en particulier, et les stratèges chinois en général, réfléchissent par équations, calculs à très long terme et actions symboliques. Kissinger avait-il compris cependant le danger des investissements massifs de capital occidental dans les années 1990 et 2000 ? Cela accéléra le décollage du géant. La pensée de Kissinger ne s’étendit pas sur ce nouveau fait, sauf à voir clairement le danger de l’intelligence artificielle.[i] Les caciques communistes chinois semblaient comprendre que Kissinger n’était plus à jour, d’où leur vénération quasi-caricaturale et éventuellement ironique de l’ex-secrétaire d’État. Composer avec la Chine populaire sans céder était faisable en 1972, mais depuis l’avènement de Xi Jinping, c’est inconcevable. Kissinger put sanctuariser Taïwan sur deux générations, et l’on ne peut lui reprocher de ne pas avoir réussi sur cette troisième génération, qui se présente mal pour Taïwan en 2024. Une théorie renouvelée de l’équilibre kissingérien ne peut guère plus fonctionner face à une super-puissance asiatique qui applique un expansionnisme aussi patient qu’inexorable. La Chine populaire continue d’affliger Taïwan de mille piqures d’abeilles, et applique désormais la même méthode par rapport à la navigation philippine. La Mer de Chine méridionale sera le théâtre de graves incidents : si ce n’est pas en 2024, ce sera en 2025.
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La surprise de 2023, et c’est une mauvaise évolution du point de vue français, c’est enfin l’Afrique de l’Ouest. Moitié moins de présence française et deux fois plus d’insurrections islamiques et ethniques. Le Mali et le Burkina Faso vont bientôt se révéler comme des régimes chancelants dont la seule présence de Wagner garantit quelques succès éphémères sur fond d’exode des populations sahéliennes, Peuls et Touaregs notamment. Pour cette Afrique, tout projet de modernisation à l’européenne est désormais compromise. Elle connaîtra les misères des juntes flanquées de mercenaires tentant de stopper la gangrène djihadiste sur fond de rivalité entre nomades et sédentaires et de réchauffement climatique. Paris, même avec une certaine aide occidentale, était trop faible soit pour faire un vrai « nation-building » (construction de la nation) économique soit pour imposer un clan militaro-ethnique au détriment des autres. Les armées africaines voulaient des victoires, Paris les réfrénait, elles ont donc expulsé nos militaires afin de mener leur guerre clanique grâce aux mercenaires.
Signalons quelques aspects positifs de l’année écoulée. L’Union européenne s’est renforcée stratégiquement, même si la question se pose sur sa légtimité et son but. Les tensions entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est ont un peu diminué, tout le monde s’y habitue, et la Pologne est repassée dans le camp de l’Ouest avec la défaite électorale de la coalition conservatrice au pouvoir, le PIS. Sur le plan climatique, la transition se fait, à pas lents mais réels. L’électrification du parc automobile fait des bonds en Europe, tandis qu’elle piétine en Amérique. La bonne surprise est la participation de la République populaire de Chine aux grandes décisions climatiques. Pékin a dissocié le climat du dossier stratégique en Mer de Chine méridionale et dans le Détroit de Taïwan. Les BRICS ont émergé, mais le manque total d’unité entre l’Inde et la Chine réduit fortement son aspect anti-G7. La puissance indienne est à suivre, encore immature mais certainement croissante et antichinoise.
En fait la stabilité mondiale serait possible si la guerre Russie-Ukraine était résolue, ainsi que la guerre Israël-Hamas. Les États-Unis devront jouer un rôle central, et c’est l’issue des élections américaines de novembre qui aura le dernier mot. Par-delà la tombe, Kissinger comprendra encore une fois combien l’électorat américain, qui a exigé l’abandon du Vietnam du Sud, pourrait élire un président ayant des choix existentiels à faire pour l’Ukraine et Israël.
[i] Voir Henry Kissinger, Eric Schmidt, Daniel Huttenlocher, The Age of AI and Our Human Future (Little, Brown and Company, 2021).
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