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Les cabales moralisantes contre les artistes : une tradition française


Les cabales moralisantes contre les artistes : une tradition française
Molière dans le rôle de César, dans "La Mort de Pompée", portrait attribué à Nicolas Mignard, 1658. ©Wikipedia Commons

Pour certains, prendre la défense d’un homme célèbre reviendrait à conférer à ce dernier les privilèges des aristocrates d’autrefois. Ces gens-là ne voient apparemment pas que c’est plutôt la création d’une cabale moralisatrice (dévorée d’ailleurs par la jalousie professionnelle) dans le but de censurer un grand artiste qui rappelle les mœurs d’une époque révolue. Petite leçon d’histoire pour les ignorants.


L’historienne du cinéma, Geneviève Sellier, affirme dans le Huffington Post, journal progressiste américain importé en France, que la tribune signée par cinquante-six artistes pour prendre la défense de Gérard Depardieu « rappelle furieusement l’Ancien Régime ». Placer l’artiste au-dessus des lois, au nom de son génie, serait « une tradition bien française ». C’est bien possible. Mais si nous allions nous promener du côté de l’ancêtre du cinéma, le théâtre, pour rappeler à Madame Cellier que les cabales moralisantes contre les artistes sont elles aussi une tradition bien française datant de l’Ancien Régime ?…

En avril 1664, la Compagnie du Saint-Sacrement, une société à peine secrète mais surtout un lobby religieux intégriste dont l’objectif était de réprimer les mauvaises mœurs et de « bâtir Jérusalem au milieu de Babylone », décida de tout mettre en œuvre pour empêcher la représentation de la pièce de théâtre la plus sulfureuse du moment : le Tartuffe, de Molière. Il faut dire que les dévots avaient déjà le dramaturge dans le nez depuis son École des Femmes, qui ridiculisait l’éducation morale et religieuse des épouses par des vieux barbons répugnants (comme quoi, Molière pouvait aussi écrire des pièces féministes).

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Sa nouvelle comédie ne ménage pas non plus les hypocrites et leur fausse vertu. Quand Tartuffe ordonne à la servante Dorine de cacher son sein qu’il ne saurait voir, il lui explique, outré, que « par de pareils objets, les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées ». En revanche, quand il tente de séduire la riche Elmire, l’homme de foi affirme que son sein à lui « ne renferme pas un cœur qui soit de pierre »… La caricature est bien trop crédible et passerait presque pour un documentaire : c’en est trop pour nos dévots ! Ces derniers n’aimaient déjà pas beaucoup le théâtre… ni les cabarets, ni les chansons, ni le tabac, ni les robes trop décolletées… Avec l’aide de l’archevêque de Paris, ils réussirent à faire interdire la pièce à sa sortie.

Ils revinrent à la charge avec encore plus de violence à la sortie du Dom Juan du même auteur (initialement titré Le Festin de pierre), pièce écrite dans l’urgence en 1665 pour faire vivre la troupe pendant l’interdiction du Tartuffe. Selon eux, la pièce faisait l’apologie du libertinage. Molière dut même modifier la fin de sa pièce pour pouvoir la jouer : un anti-héros aussi immoral ne pouvait décemment pas s’en sortir à la fin… On aimait déjà réécrire les œuvres pour les purifier de toutes leurs déviances. 

Finalement, cinq ans après la première du Tartuffe, le roi, soutien de Molière, fit dissoudre la Compagnie du Saint-Sacrement et la pièce put enfin être jouée. Détail amusant : la comédie provoqua de nouveau le courroux des dévots et fut interdite trente ans plus tard… à Québec, en Nouvelle-France, dans une colonie demeurée plus pieuse et plus conservatrice que sa mère patrie. Les admirateurs de Justin Trudeau, le grand prêtre de la moraline woke, apprécieront.

Comme Depardieu aujourd’hui, Molière était un géant de la comédie de son vivant. Sa liberté, son charisme, son mépris des convenances étriquées, son goût pour la provocation, la raillerie, l’irrévérence, et surtout son succès dans toutes les classes de la population ne plaisaient guère aux gardiens auto-proclamés de la bienséance.

Pour couronner le tout, des rumeurs circulaient sur sa vie privée après son mariage avec Armande Béjart, la jeune sœur de sa collaboratrice, Madeleine. Certains étaient même persuadés qu’Armande était en réalité la fille de Molière et de Madeleine et que l’écrivain avait donc épousé sa fille. Au moment de l’union, Molière avait quarante ans et Armande, dix-neuf ans… Le Woody Allen du Grand Siècle, en quelque sorte. À quel traitement aurait-il droit, aujourd’hui, dans les pages du Huffington Post ?

Si le cas de Molière est le plus célèbre, la censure morale influencée par des groupes plus ou moins religieux s’exerça férocement sur des scènes aussi bien parisiennes que provinciales jusqu’à la Révolution. La cabale d’une partie du clergé eut raison de plusieurs représentations du Mariage de Figaro, de Beaumarchais. Attaqué en justice pour impiété et scélératesse par les dévots, Voltaire dut retirer sa pièce Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète de la scène de la Comédie-Française, après seulement trois représentations, pour prévenir son interdiction. 

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Madame Sellier devrait avoir l’honnêteté de reconnaître que s’il y a bien un aspect de notre époque qui nous rappelle particulièrement l’Ancien Régime, c’est surtout le retour en force de la censure, prôné par des groupes d’influence prétendant avoir l’intérêt commun chevillé au cœur et ayant fait de l’irréprochabilité du comportement des autres le combat de leurs vies. Mais elle préfère fustiger le goût de la grivoiserie qui serait particulièrement français et qui devrait, selon elle, disparaître avec le vieux monde qui s’éteint. Les puritains ont toujours méprisé le rire et en particulier les plaisanteries grossières du petit peuple, leur préférant la platitude sinistre des échanges convenus entre petits bourgeois éduqués.

La face sombre du mouvement MeToo continue d’imposer sa terreur vengeresse dans les rédactions et sur les plateaux de tournage. La liste d’acteurs maudits s’allonge alors que les actrices ne peuvent plus. Quand le cinéma français aura bien été purgé de ses éléments infréquentables, les films plairont, à n’en pas douter, aux dévots zélés de ce début de siècle, qui aiment autant le cinéma que leurs ancêtres appréciaient le théâtre.



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Metteur en scène et auteur dramatique.

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