Dans un essai brillant, le linguiste Jean Szlamowicz nous parle de la langue du vin, de l’attachement au terroir et de notre civilisation
Dans quelques jours, les fêtes de la nativité seront l’occasion de sortir les flacons précieux et les millésimes hautement tarifés des caves obscures. Et commencera alors le cauchemar des dîners de famille à rallonge où ce vieil oncle expert et ce jeune cousin « je sais tout » exposeront leur science du vin, avec profusion de termes techniques et de fioritures vaseuses, ces archimandrites de la vinification se noieront dans leur parole et nous assommeront comme ces Bordeaux « tanifiés à mort » bus dans ma jeunesse. Par bonté chrétienne, à la Noël, les soulographies verbales sont acceptées voire pardonnées, nous les laisserons donc divaguer sur la robe, le nez, la cape, le jus, l’astringence, la verdeur ou la salinité du breuvage. Car, en matière de dégustation, les mots dépassent souvent la pensée. À l’approche des réveillons, un étrange phénomène physique se produit que l’on pourrait qualifier d’effet « des vases communicants ». À mesure que les liquides se vident sur les tables, les livres consacrés au vin se multiplient dans les librairies. Cette inflation saisonnière prouve que le sujet passionne les Français, intrigue, dit beaucoup de notre rapport à la terre et de notre enracinement dans une civilisation (perdue). Parler du vin, c’est faire émerger les souvenirs, raviver les anciennes communautés de destin, s’inscrire dans une longue histoire, aimer les coteaux de son pays, chérir ses climats, ne pas occulter les identités, faire le pont entre la paysannerie et l’art de vivre. Car le vin est plus qu’un aliment, mieux qu’un alcool, il y a du sacré en lui, de l’insondable souvent. Petit-fils de marchand de vin, j’ai été élevé à l’ombre des foudres immenses qui, enfant, me terrifiaient, ma chambre se trouvait juste au-dessus d’un chai en terre battue et j’étais émerveillé par ces milliers de siphons colorés qui brillaient dans la nuit noire berrichonne. Ma grand-mère à l’âge de 97 ans n’avait rien perdu de son acuité gustative. À l’aveugle, elle impressionnait les œnologues diplômés et rabrouait vigoureusement les vignerons un peu trop farauds. Femme à poigne, cette cheffe d’entreprise née en 1917 faisait valser les représentants et les étiquettes, conduisait les camions dans la campagne et ne prenait pas un merlot pour un gamay.
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Le thème du vin ne m’est donc pas complètement étranger et pourtant, l’essai de Jean Szlamowicz m’a décillé, m’a instruit, m’a amusé et m’a même follement redonné l’envie de (re)décapsuler. Je me suis depuis trop longtemps réfugié, enfermé diront certains, dans mes sauvignons des bords de Loire par passéisme et paresse, aussi par réaction contre une technicité obscène et des prix qui s’envolent, notamment sur les Bourgognes racés. Pour ouvrir les vannes du passé et réenchanter nos territoires ruraux, je vous conseille de lire ce linguiste chevronné, professeur des universités, producteur de jazz qui avance, sans œillères idéologiques, avec gourmandise, sur un staccatissimo endiablé. « Savoir parler du vin » aux éditions du Cerf vous accompagnera sur les chemins piégeux du vin, de sa langue et de ses maux modernes. Dans la préface chaleureuse que lui accorde Jean-Robert Pitte de l’Institut, les termes du débat sont ainsi posés : « Que retenir de ce stimulant essai ? Le vin est fait pour être bu et non dégusté la bouche en cul-de-poule ». Deux écoles s’opposent, les prosateurs « savants » qui se délectent de mots déconnectés du réel, ils vous disent « typicité » ou « argilo-calcaire » avec un air glorieux et puis, les buveurs anonymes, les « boit-sans-soif » d’Audiard, les incultes du zinc qui n’intellectualiseraient pas leur consommation. Dans cette controverse aussi tendue que celle de Valladolid, Jean Szlamowicz nous apporte des éléments de langage essentiels à la compréhension. Il traque cette débauche verbale : « chaque bouteille de vin semble exiger qu’on dépose devant elle un florilège d’épithètes pour rendre compte de sa profonde et ineffable individualité ». Il le fait en usant d’une érudition clairvoyante, il ne jargonne pas, il s’appuie sur la littérature (un essai qui met en exergue des citations de René Fallet a toute mon estime), les dernières avancées scientifiques, la comparaison avec d’autres pays, les imbroglios de la traduction, les évolutions du goût ou le prisme des couleurs ce qui donne une lecture passionnante à cet ensemble. « Le vin est un défi sensoriel autant qu’intellectuel. Il pose la question du goût, à la fois sur le plan perceptif et esthétique, mais aussi la question de la fiabilité des impressions physiques et de la possibilité de communiquer une perception par le langage » démystifie-t-il, avec sagesse. Pour contrer les assauts de votre vieil oncle ou de ce jeune cousin impertinent, les 24, 25, 31 ou 1er de l’an, l’essai de Szlamowicz aura le mérite de remettre l’église au milieu du village et de leur clouer le bec.
Savoir parler du vin de Jean Szlamowicz – les éditions du Cerf, 239 p.