Élisabeth Foch-Eyssette nous emmène dans un voyage mémoriel au pays réel (et fantasmé) des flocons dans un « Guide anachronique de la neige » paru chez Arléa
Au commencement, il y a cette couverture qui apaise et capture l’œil, un paysage enneigé qui exerce une attraction enfantine, un décor japonisant à première vue, un personnage indéfini de dos portant une ombrelle et un chien noir qui lui emboîte le pas sur un chemin tendrement immaculé dans un temps imprécis. Aucun autre indice. Ce pourrait être, il y a cent ans ou hier, dans une montagne d’Asie. Au loin, à peine perceptibles, deux faibles lumières jaunes brillent dans une nuit d’inspiration boréale. Ce tableau de Hasui Kawase datant de 1935 est sobrement intitulé « Neige à Shinkawabata ». Des toits recouverts d’une fine couche blanche et ce poudroiement incessant qui brouille la vision à l’infini et en appelle aux souvenirs. À ce moment-là, excepté le titre Guide anachronique de la neige et le nom de son auteur, vous ne savez rien du contenu de ce livre, et pourtant, sur les tables des libraires, à quelques semaines de Noël, vous savez intimement que vous y trouverez le reflet de vos errances. Dès les premières lignes, votre instinct ne vous a pas trompé. J’ai toujours pensé que ce sont les livres qui convoquent le lecteur et non l’inverse. Élisabeth Foch-Eyssette, voyageuse des cimes et poétesse de l’éphémère, sème sur notre route quelques cristaux de neige, réflexions érudites, sentiments d’instants vécus, elle rembobine notre mémoire à la vue d’un flocon par des descriptions éparses ; tout ce qui ne tient pas, ne dure pas éternellement, elle le saisit à la volée, sans pesanteur. L’arrivée de la neige suspend le temps, ce cadeau venu du ciel, phénomène physique autant qu’onirique, bouscule la vacuité de notre existence. Peut-être, nous ramène-t-il à l’essentiel, à notre perception profonde de la nature ; sans la neige, ce miracle qui a disparu de nos villes et de nos campagnes, nous n’aurions pas conscience de notre matérialité sur cette Terre. Nous sommes à la fois, éblouis, totalement décontenancés et bizarrement heureux, béats comme au premier jour, nus et vigoureux, nimbés d’un bonheur sobre, purificateur, qui ne serait pas soumis à la consommation ou à la raison. La neige nous abandonne à nos rêveries, nous autorise exceptionnellement à laisser divaguer notre esprit, à fouler enfin ce territoire inconnu, à ôter notre gangue et à renaître un peu. En outre, elle produit sur nous d’étranges phénomènes physiologiques ; au contact de notre peau, de notre bouche ou de notre langue, la neige réactive nos émotions les plus basiques, nos sens oubliés, une forme de joie intense et d’introspection qui nous semblait jusqu’alors tellement éloignée de nos préoccupations. La neige laisse sur notre corps et notre âme une empreinte quasi-divine, elle réinitialise nos pensées les plus banales. Elle nous oblige à admettre notre fragilité et à dompter notre besoin d’absolu. Face à elle, nous ne pouvons guère lutter. Dans son guide qui n’a rien d’un bréviaire et ressemble plutôt à un journal désordonné, qui ne suit donc aucune logique didactique et c’est tant mieux, Élisabeth Foch-Eyssette partage son adoration de la neige au travers d’instants anodins, de périples lointains, de lectures, de rencontres, d’illuminations ou de drames. Car « la neige a des pages noires que rien n’efface » lorsqu’elle se transforme en avalanche. Cette accumulation fait œuvre de littérature, n’avoue-t-elle pas « aimer les congères », notamment celles du col du Lautaret ? Quand elle raconte l’irruption de la neige alors que, collégienne, elle doit réciter le songe d’Athalie, elle nous convie aux racines de la Libération. Et son premier thé à la neige conserve le goût d’un paradis perdu. De cette « expérience fondatrice », elle écrit : « Cette douce chaleur dans l’œsophage marque le début d’une kyrielle de thés aux saveurs multiples, bus sous toutes les altitudes, servis dans des tasses ou des verres, voire bus à la gamelle. Mais aucun ne supplante la saveur sentimentale de ce premier thé à la neige. Quant au récipient dans lequel il a infusé : une relique ! ». Son guide a l’effet d’un baume qu’on applique sur les lèvres, il nourrit toutes les sécheresses. On ne guérit jamais vraiment de sa première neige vue et ressentie. On peut se désensibiliser de tout, sauf de cette beauté-là. Un homme qui ne voit pas régulièrement la neige comme la mer, est un être amoindri. La neige nous apprend à croire au merveilleux. Notre propre langue ne nous ment pas : « En français, le mot neige se présente comme l’anagramme du mot génie ».
Guide anachronique de la neige de Élisabeth Foch-Eyssette – Arléa
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