Patrick Buisson, Nicolas Sarkozy : le journal d’Alain Finkielkraut


Patrick Buisson, Nicolas Sarkozy : le journal d’Alain Finkielkraut

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Les enregistrements clandestins de Patrick Buisson (9 mars).

Élisabeth Lévy. Le Canard enchaîné et Atlantico ont révélé que Patrick Buisson, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, enregistrait clandestinement les réunions et les conversations auxquelles il participait à l’Élysée. Les deux médias ont publié des extraits de ces conversations. Si Patrick Buisson a indéniablement commis une faute morale en enregistrant ses interlocuteurs à leur insu, il ne serait pas le premier à faire des « dossiers ». En somme, c’est soit un Saint-Simon, soit un Machiavel à l’ère numérique. Cela fait-il de lui un monstre ?

Alain Finkielkraut. À prendre systématiquement le contrepied de l’opinion commune, on risque de perdre le sens commun. Saint-Simon et Machiavel n’ont rien à faire ici : c’est trahir un ami que de l’enregistrer à son insu, et quand l’ami en question est, par surcroît, président de la République, cette impardonnable faute morale se double d’un scandale politique. Nul angélisme dans cette indignation : la confiance et le respect de la parole sont indispensables au fonctionnement de toutes les sociétés humaines, même de la nôtre qui se flatte de reposer non sur la vertu de ses membres, mais sur le fondement plus sûr de leur intérêt, c’est-à-dire de leur égoïsme vital.

Là où l’opinion devient bête, cependant, c’est quand elle croit pouvoir déduire les procédés indignes de Patrick Buisson de ses idées infâmes : « Facho, donc salaud ! ». Pour se réclamer aujourd’hui de Charles Maurras, il faut être une âme noire, nous dit-on, comme si la démocratie avait inventé la loyauté, la fidélité, l’honneur.[access capability= »lire_inedits »] Et une fable bien-pensante prend naissance sous nos yeux : l’histoire d’un homme sans scrupules, qui révèle la même malignité dans ses intrigues ténébreuses que dans sa défense de l’identité nationale, son inhospitalité, sa fermeture à l’Autre. La supériorité morale de l’ouverture des frontières est ainsi confortée par les agissements de celui qui parlait à l’oreille du Président de la nécessité absolue d’enrayer les flux migratoires. Ce n’est pourtant pas l’humanisme, à quelque sens qu’on prenne ce terme, qui caractérise les promoteurs de la libre circulation des capitaux, des marchandises et des personnes. Ils préconisent l’immigration de masse pour remédier au vieillissement et au dépeuplement des pays européens. Car pour eux, les individus sont interchangeables : ce sont des bêtes de labeur et de consommation. Mais comme ce n’est pas ainsi que les hommes vivent, le choc des civilisations s’invite à l’intérieur même des nations européennes. Et l’économisme réducteur s’allie à l’antiracisme flamboyant pour nier la réalité de cette menace et pour frapper d’opprobre buissonnienne tous ceux qui s’efforcent de la conjurer avant qu’il ne soit trop tard.

Nicolas Sarkozy mis sur écoute (23 mars).

Nous avons appris que Nicolas Sarkozy avait été placé sur écoute par deux juges d’instruction à la recherche d’un financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007. Le 18 mars, Mediapart a publié des transcriptions, issues de ces écoutes, de conversations entre l’ex-chef de l’État et son avocat, Thierry Herzog, dans lesquelles on apprenait notamment que celui-ci qualifiait certains magistrats de « bâtards » et qu’il cherchait à s’informer sur l’instruction Bettencourt. Nicolas Sarkozy a répliqué dans Le Figaro du 21 mars en comparant sa mise sur écoute aux agissements de la Stasi en Allemagne de l’Est. Cette comparaison n’est-elle pas un peu exagérée ?

Exagérée, peut-être. La France ne vit pas sous un régime dictatorial. Le pouvoir politique n’a même jamais été aussi faible. Mais d’autres pouvoirs inquiétants se déploient au nom même de la démocratie et à l’abri de son étendard. Les juges et les journalistes, qui veulent aujourd’hui tout contrôler, brandissent l’argument de leur indépendance dès qu’on veut exercer le moindre contrôle sur leur activité. L’actualité m’a remis en mémoire cette anecdote racontée par Milan Kundera dans Les Testaments trahis : « Jan Prochazka, grande personnalité du Printemps de Prague, est devenu, après l’invasion russe en 1968, un homme sous haute surveillance. Il fréquentait alors souvent un autre grand opposant, le professeur Vaclav Cerny, avec lequel il aimait boire et causer. Toutes leurs conversations étaient secrètement enregistrées et je soupçonne les deux amis de l’avoir su et de s’en être fichu. Mais un jour, en 1970 ou 1971, voulant discréditer Prochazka, la police a diffusé ces conversations en feuilleton à la radio. De la part de la police, c’était un acte audacieux et sans précédent. Et, fait surprenant : elle a failli réussir ; sur le coup, Prochazka fut discrédité : car, dans l’intimité, on dit n’importe quoi, on parle mal des amis, on dit des gros mots, on n’est pas sérieux, on raconte des plaisanteries de mauvais goût, on se répète, on amuse son interlocuteur en le choquant par des énormités, on a des idées hérétiques qu’on n’avoue pas publiquement, etc. Bien sûr, nous agissons tous comme Prochazka, dans l’intimité nous calomnions nos amis, disons des gros mots ; agir autrement en privé qu’en public est l’expérience la plus évidente de tout un chacun, le fondement sur lequel repose la vie de l’individu ; curieusement, cette évidence reste comme inconsciente, non avouée, occultée sans cesse par les rêves lyriques sur la transparente maison de verre, elle est rarement comprise comme la valeur des valeurs qu’il faut défendre. Ce n’est donc que progressivement (mais avec une rage d’autant plus grande) que les gens se sont rendu compte que le vrai scandale, ce n’étaient pas les mots osés de Prochazka, mais le viol de sa vie ; ils se sont rendu compte (comme par un choc) que le privé et le public sont deux mondes différents par essence et que le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu’un homme puisse vivre en homme libre ; que le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable et que les arracheurs de rideaux sont des criminels. »

Nous ne laissons pas la police agir ainsi. Mais, comme en témoignent les réactions outragées à l’expression « bâtards de juges », il a suffi que d’autres arracheurs de rideaux apparaissent pour que notre société tombe dans le piège qu’avaient su éviter les Tchèques vivant sous le joug totalitaire. On peut dire du mal d’un boulanger sans offenser toute la boulangerie, ou critiquer un chirurgien sans porter atteinte à la médecine, mais insulter des juges, même dans ce qu’on croit être le secret d’une conversation privée, c’est blasphémer. S’il n’y a plus depuis longtemps de droit divin, il y a désormais une justice divine et la Stasi journalistique et citoyenne cloue tous ses profanateurs au pilori.

Pourtant, que le mot bâtard est doux pour ceux qui décrètent d’abord l’accusé coupable et cherchent fébrilement ensuite le crime qu’ils pourront bien lui mettre sur le dos ! Si ce n’est pas l’abus de faiblesse sur Mme Bettencourt, ce sera le financement par Mouammar Kadhafi de la campagne présidentielle de 2007 et, faute de preuves dans cette deuxième investigation, on se rabattra sur la violation du secret de l’instruction tout en transmettant aux journalistes les écoutes qu’on a en sa possession, puis on cherchera la preuve d’un trafic d’influence dans la tentative d’obtenir des renseignements sur un jugement à venir de la Cour de cassation. Pourquoi cet acharnement ? Parce que, comme dit Mediapart, le sarkozysme a été une « contre-révolution ». Cette contre-révolution a été vaincue par les urnes, mais il faut maintenant l’écraser judiciairement pour que la démocratie ne soit pas à nouveau mise en péril. La fin justifie les moyens car l’heure est grave.

Un bilan politique de la présidence de Nicolas Sarkozy s’impose assurément. Et il doit être sans complaisance. Mais ce n’est pas à la Justice de l’instruire, surtout si, pour ce faire, elle en vient à s’émanciper de toute limite et à espionner les conversations car, dès lors, ce n’est pas seulement Sarkozy qui doit trembler, ce sont tous les justiciables présents et à venir.[/access]

*Photo : 00678460_000009. BRUNO BEBERT/SIPA.

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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