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Larguer les amarres

Avec "Les Insolents" (Calmann Lévy, 2023), Ann Scott remporte le Prix Renaudot


Larguer les amarres
La romancière française Ann Scott, Prix Renaudot 2023, Paris © ISA HARSIN/SIPA

Ex-coloc de Virginie Despentes, ex-lesbienne, ex-mannequin et ancienne égérie parisienne de la Génération X, l’écrivain Ann Scott réussira-t-elle son alya en Bretagne? Réponse dans son nouveau roman.


Ce n’est pas la première fois que le jury du prix Renaudot crée la surprise. Cette-fois-ci, il couronne le roman d’Ann Scott, Les Insolents, qui n’était vraiment pas favori.

Le thème est à la mode. Une Parisienne, qui a succombé à la drogue, usé son corps en le frottant à tous les plaisirs de la chair, et exerce le métier de compositrice de bandes-son, décide de larguer les amarres, direction la Bretagne, l’air marin, les promenades solitaires sur la plage abandonnée de septembre. On ne la comprend que trop bien, tant la vie parisienne est devenue insupportable, surfaite, et habitée par des bobos autocentrés, la plupart faisant partie de la génération « X ». Ils sont persuadés qu’en achetant hors de prix les fruits et légumes à « la ferme du bonheur » du coin, ils se « reconnectent » avec la vie vraie. Et ne parlons pas des hordes de cyclistes qui ignorent superbement le Code de la route. À un moment, on craque et on se tire. Encore faut-il avoir trouvé son locus amoenus.

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Même si le roman est très autobiographique, le personnage principal se nomme Alex. Elle a 45 ans, c’est une ex-guitariste qui collectionnait les coups d’un soir, les badges du Velvet Underground sur le revers de sa veste en jean, rêvait de monter un groupe, et pourquoi pas de partager les livres qu’elle dévorait sans cesse. « Trois décennies plus tard, c’est d’un train qu’elle vient de descendre, et Paris et tout ce qui allait avec est enfin terminé. » Le ton est donné, il est mélancolique, poignant parfois, et s’infiltre dans les replis de notre mémoire. Alex a quitté ses trois amis. Il y a Margot l’excentrique, Jacques, l’esthète proche de la soixantaine qui songe à se retirer dans la Drôme pour y écrire le drame de son existence, et puis Jean qui l’aime, alors qu’elle, elle ne l’aime pas. Alex a de l’affection pour lui, mais pas davantage. Elle dit : « S’il n’y a pas de désir, c’est même pas la peine. » C’est clair et net, écrit à l’os, comme l’ensemble du récit. Jean a la haine de la voir partir, il lui envoie une série de mails où il lui prédit le pire. C’est vrai que le crachin en sortant du supermarché, un soir d’hiver, ça peut rendre neurasthénique. Mais Alex tient bon. Elle écoute Debussy, assise auprès d’un crapaud venu lui rendre visite. Ça peut paraître dérisoire, pourtant ça ne l’est pas. Alex a loué une maison style année 70. Elle la décrit longuement, pièce par pièce, on se croirait dans un roman de Claude Simon. Il ne faut pas sauter ces pages-là, c’est important aussi la lenteur, le rythme des saisons, le spectacle des « chevaux de la mer », comme le chantait Jean-Roger Caussimon. Bien sûr, il y a des coups de tristesse, l’envie de prendre le flingue sur la table du voisin, qui a laissé la porte ouverte ; un drôle de type. Alex met l’arme contre sa tempe et tire. Il n’y a qu’une balle. Son heure n’est pas venue. À cet instant précis, il y a de l’Ann Scott qui remonte, celle de Superstars (Flammarion, 2000), livre culte pour toute une génération, la fameuse « X ». Ann nageait alors dans les eaux troubles de la transgression. Elle avait choisi le pseudo de Scott en hommage à Francis Scott Fitzgerald. C’est tout dire.

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Au fil de la narration, qui jamais ne faiblit, les questions existentielles, que se pose Alex, ne manquent pas de nous toucher. Une année passe, elle est toujours en Bretagne, malgré les tracas que lui crée son propriétaire. Vous vous dîtes qu’elle va retourner à Paris, qu’elle en a marre du ciré jaune et des chaussettes humides au fond des bottes de caoutchouc. Détrompez-vous. « Le bruit du ressac a quelque chose d’hypnotique, d’apaisant. Il y aurait quelque chose de rassurant à s’éteindre là, face à cette immensité immuable, cette permanence. Même si elle avait une douleur terrible quelque part, elle s’y traînerait, elle se sentirait protégée au milieu de cette beauté, seule sur un banc à l’autre bout du continent. La beauté est faite pour les gens qui ont le temps de l’aborder. » Ce roman réussi est celui de la maturité.

Ann Scott, Les Insolents, Calmann Lévy. Prix Renaudot 2023.

Les Insolents - Prix Renaudot 2023

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Pascal Louvrier est écrivain. Dernier ouvrage paru: « Philippe Sollers entre les lignes. » Le Passeur Editeur.

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