Le cinéaste progressiste Cédric Klapisch s’essaie à l’opéra, avec La Flûte enchantée de Mozart. Nous sommes allés écouter.
Ce n’est pas sans curiosité qu’en ce mardi 14 novembre l’on se rendait au Théâtre des Champs-Elysées pour assister à la première de Die Zauberflöte : comme chacun sait, l’ultime opéra du divin Mozart, millésimé 1791. Car c’est aussi la première mise en scène lyrique du cinéaste de L’Auberge espagnole, Cédric Klapisch.
Couac
On y allait sans a priori : les plus grands du septième art n’ont-ils pas tâté de l’opéra, parfois même avant que d’avoir tourné leur premier film, tel l’immense Luchino Visconti ? De Michael Haneke à Kirill Serebrennikov en passant par Patrice Chéreau, Ingmar Bergman, Benoît Jacquot ou Franco Zeffirelli, le flambeau est passé par des mains parfois baguées au sceau du génie.
Or c’est peu dire que la flamme vacille, ranimée à feu très bas par Cédric Klapisch : sous la baguette de François-Xavier Roch à la tête de sa formation « Les Siècles » censée magnifier les interprétations sur instruments d’époque, ça commence par un couac bizarre du côté des cors, en plein milieu de l’ouverture de La flûte enchantée. Comme notre cinéaste a cru bon d’assaisonner son plateau d’un bruitage liminaire (le spectacle se verra ensuite grevé des sons variés de la nature, voire même, in extremis, des crépitements d’un incendie de forêt), on en était même venu à douter si le couac augural n’était pas intentionnel – une insolite ponctuation contemporaine fichée dans la partition ? La suite montrera que non : la battue (exagérément lente et piano) semble constamment hésiter entre esthétique baroqueuse et poussées de fièvre préromantique : on ne sait plus à quel parti pris orchestral se vouer.
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Entre en scène un Tamino plus rouge qu’une fleur de coquelicot, vêture criarde de pied en cap (et en cape), sous les traits du ténor Cyrille Dubois, habituellement de bonne facture vocale, mais son vibrato serré semble, avec le temps, devenu strident – il chantait le rôle beaucoup mieux à la Bastille, il y a deux ans, dans la mise en scène autrement inspirée de Robert Carsen. Le baryton Florent Karrer, gallinacé à barbe rousse et à la voix grave, sa corpulence nappée d’un lourd plumage bigarré, ne remplace pas à son avantage, en Papageno, le bon Florian Sempey qui a déclaré forfait. Le sommet dans l’échec est tout de même atteint avec La Reine de la Nuit, laquelle dépare cette distribution essentiellement francophone, non tant en raison de son accent polonais (on ne saurait décemment en faire le reproche à la soprano Aleksandra Olczyk) que par une insuffisance avérée dans les vocalises, particulièrement dans les aigus. Il est entendu que le rôle, sur le plan technique, est en soi une performance de haut niveau. Reste que son vibrato, pesant, ébréché, criard, ne tirait de sa gorge qu’un nombre incalculable de fausses notes – on en était presque gêné pour elle.
Beaucoup trop loin du livret original
Quant à Catherine Trottmann, elle nous aurait fait une Papagena acceptable si Cedric Klaplisch, tout à son souci de « moderniser » Mozart, entre autres par des récitatifs en français (pourquoi pas ?), ne poussait la « traduction » jusqu’à lui faire dire, à la toute fin du deuxième acte : « t’as kiffé ? », à l’adresse d’un Papageno qui, lui, s’avouera carrément « gérontophile » devant celle qui a pris, comme le veut l’intrigue, l’apparence trompeuse d’une vieillarde. Heureusement, Papagena réagit : « Eh, faites gaffe ! Un peu de délicatesse pour les vieilles dames ». Voilà ce que lui fait répondre notre Klapisch, s’échappant sans vergogne du livret original d’Emmanuel Schikaneder. Goûtant décidément l’anachronisme au point de ne résister à aucune trivialité, au Premier ministre enjoignant Papageno de se « comporter comme un homme », Klapisch invente la réplique qui suit : « Cette injonction est tellement genrée. J’hallucine ! Hello, on est en 1791, mec ! Le monde a changé ! ». Il fallait tout de même oser. L’« immonde » Monostatos à « l’emprise toxique » -sic- (campé par le baryton Marc Mauillon) apparaît de bout en bout nippé en lycra noir façon SM, torse tatoué. Pamina, à Papageno : « – il est amoureux ? ». Réponse : « –de ouf ! » Bref, vous l’aurez compris, l’idiome du 9-3 a pénétré Mozart.
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C’est sans aucun doute la propension à raccorder, à n’importe quel prix, la savante fantasmagorie de ce Singspiel ouvertement franc-maçon aux préoccupations woke, écologistes, environnementales, qui a poussé Cédric Klapisch, hors de tout recours au cinéma (à part la projection de vignettes animalières stylisées en noir et blanc créées par Stéphane Blanquet), à concevoir avec sa scénographe Clémence Bezat (jadis assistante de Richard Peduzzi, le décorateur attitré de Chéreau) un plateau qui conjuguera, dans un rapport à l’univers mozartien tout à la fois tendancieux, artificiel et illisible, une sorte de résille architecturée, transparente, ajourée ; des lianes torsadées, verticales, comme de la fibre connectique ; de longs et purs voilages blancs qui tombent des cintres ; un vaste papier peint en toile de fond montrant un paysage inviolé de forêt tropicale ; et pour finir le tableau géant, en fond de scène, de quelque improbable mégalopole futuriste traversée d’îlots arborés, semées de tours sans fin et de membranes immaculées flottant dans l’azur – la Ville de l’an 2000 comme on se la figurait en 1950… Signés Stéphane Rolland et Pierre Martinez, les costumes renvoient à je ne sais quelle haute couture d’anticipation (longues traînes miroitantes, Reine de la Nuit casquée d’un énorme compotier en résille argentée, « initiés » nippés tels des bonzes du Népal, trois enfants solistes en chasubles rouges – mais pourquoi une fillette, parmi eux, et non point trois garçons, tout simplement, comme c’est la règle ?
Bref, l’impératif manifeste de plaquer sur l’esthétique mozartienne l’échantillonnage complet des problématiques en vogue – exigence écologique, sexisme, changement climatique, etc. – rend le propos assez lourdingue, subordonné qu’il est à ses intentions moralisantes. D’ailleurs Cédric Klapisch ne s’en cache même pas : il est là pour catéchiser. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’entretien avec Vincent Borel qui figure dans la brochure-programme : « Le livret de La Flûte, observe-t-il sans rire, a des aspects misogynes, sexistes et parfois racistes (sic). Ainsi, poursuit le cinéaste-metteur en scène, il m’apparaît impossible de conserver cela sans pointer du doigt des propos auxquels je ne peux adhérer. L’utilisation de l’humour et du deuxième degré a souvent été mon choix pour me moquer sciemment de ces passages délicats et aider à les contextualiser ».
Mozart n’a plus qu’à remercier Klapisch de le remettre dans le droit chemin, et nous avec. Il était temps.
La Flûte enchantée/ Die Zauberflöte. Opéra/ Singspiel en deux actes de W.A. Mozart.
Direction François-Xavier Roth. Mise en scène Cédric Klapisch. Orchestre Les Siècles.
Théâtre des Champs-Elysées. Jusqu’au 24 novembre.
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