La presse bien-pensante (i.e. de gauche) aurait préféré Justine Triet (Palme d’or à Cannes pour Anatomie d’une chute et qui, on s’en souvient, en a profité pour mordre la main de l’avance sur recettes qui nourrit le cinéma français « d’auteurs ») pour représenter la France aux Oscars — sans l’ombre d’une chance. En préférant La Passion de Dodin Bouffant, la Commission a misé sur un film magnifique de maîtrise, et 100% français dans ce que nous avons de plus noble — l’amour et la gastronomie. C’est du moins l’avis de notre chroniqueur, fin gourmet et amateur de tous les modes de consommation de la chair.
Pierre Gagnaire, conseiller culinaire du film, tient le petit rôle de l’officier de bouche qui invite Dodin et ses amis à un repas comme on en faisait au XIXe siècle — voir ceux qui sont rapportés dans le Dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas. Trois services, huit heures à table. La tradition dans tout ce qu’elle a d’excessif.
Dodin et sa cuisinière (et maîtresse), Eugénie, sont à l’opposé de cette exaltation du quantitatif. Bien sûr, on mange beaucoup à la table de Dodin — mais jamais trop. Parce qu’on y mange bien.
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Les critiques de cinéma (une appellation certainement trop élogieuse pour des gens qui n’écrivent qu’en trempant leur souris dans l’idéologie woke la plus rance) de Télérama ou de France Info ont pris plaisir à descendre le film superbe de Trần Anh Hùng, tout en mordant dans leur MacDo ou en ingérant leur salade de quinoa. Juste par amour de Justine Triet qui a eu bien des malheurs. Tant pis, ils n’ont manifestement pas vu ce que le film de Trần Anh Hùng (qui depuis L’Odeur de la papaye verte, en 1993, a réalisé la très belle Ballade de l’impossible en 2010) apporte au spectateur d’enchantement à travers une image constamment maîtrisée — tout le film, pour des raisons que l’on vous explique, se passe entre un perpétuel été et un automne enchanté — et une direction d’acteurs impeccable et implacable : pensez, Benoît Magimel joue bien. Quant à Juliette Binoche, elle est au-dessus même des éloges — avec des courbes de hanches qui évoquent invinciblement la poire confite du dessert que lui a préparé Dodin. Car lorsque le gastronome se met aux fourneaux, il est à deux doigts d’inventer la cuisine moderne : il réalise un velouté de petits pois dont j’ai senti le velours passer sur ma langue pendant la projection.
Le cinéma français avait déjà produit, avec Délicieux (2021 — il fait partie de ces films que le confinement a partiellement tués), une ode à la gastronomie la plus juste. Cette fois-ci, à partir d’un roman suisse de 1924 de Marcel Rouff, La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant gourmet (que je vous conseille de lire, ça vient de reparaître chez La République des Lettres) qui évoque plus ou moins Curnonsky, « Prince des gastronomes », Trần Anh Hùng compose le portrait d’un jouisseur de la plus fine espèce, celle qui privilégie le produit plutôt que sa transformation.
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Je ne vous dévoilerai rien de ce qui arrive à Eugénie, cuisinière irremplaçable — et de ce qui s’ensuit. Dodin est la proie de ce que saint Augustin (que le film cite avec bonheur, il fallait s’y attendre) appelait la libido sentiendi, cette jouissance des sens, l’amour et la nourriture au premier chef, que l’Eglise condamne fermement mais que le diable encourage. C’est un film délicieux, dont on sort comblé, comme si l’on avait passé 134 minutes à déguster ce que l’art culinaire a de plus savant et de plus délicat.
Marcel Rouff, La Vie et la passion de Dodin-Bouffant, gourmet, 1924, réédition La République des Lettres, novembre 2023, 256 p.