L’enjeu de la guerre menée par le Hamas contre Israël dépasse largement la question palestinienne. Par sa dimension islamique et djihadiste, c’est l’offensive de tous ceux qui haïssent l’Occident, et les Juifs. Cet antisémitisme mondialisé est un marqueur dans la guerre, froide celle-ci, qui oppose la Chine et la Russie au bloc libéral.
Causeur. Entre le massacre du 7 octobre par le Hamas –émanation des Frèresmusulmans, utilisant les « codes » de cruauté́ et de communication de Daech–, les attentats en France ces dernières semaines et l’irruption de colère à travers le monde musulman après l’annonce mensongère d’une frappe israélienne sur un hôpital à Gaza, peut- on trouver un lien, un dénominateur commun ?
Georges Bensoussan. Ces événements sont liés, en effet, et relèvent de ce que Pierre-André Taguieff désignait, il y a vingt ans déjà, comme l’islamisme mondialisé, et par ce biais comme une haine antisémite mondialisée. À ce constats’ajoute une dimension politique : ce conflit apparaît avec celui qui se déroule en Ukrainecomme une attaque globale contre l’Occident et l’héritage des Lumières. Nous sommes en présence d’une régression antidémocratique massive qui prend la forme d’une offensive anti-occidentale. L’agression multiforme contre l’État d’Israël en est partie prenante carl’État juif participe en effet du monde occidental au même titre que sa matrice intellectuelle, le sionisme, est un enfant des Lumières. À cet égard, si on pointe du doigt avec raison la complaisance pour le Hamas d’une « gauche » dévoyée, il ne faudrait pas oublier non plus l’Iran et son bras armé, le Hezbollah, en première ligne derrière le Hamas. Or, l’étude des réseaux de soutien à Téhéran en Europe montre, outre les communautés musulmanes chiites, une surreprésentation de groupes ou de personnalités d’extrême droite. C’est vrai notamment de milieux catholiques « traditionalistes » qui, au nom de la défense des chrétiens d’Orient, se font les porte-voix de Bachar al-Assad et de son régime viscéralement antisémite, par effet de capillarité du Hezbollah et du régime des mollahs. Au passage, les mêmes qui se mobilisent pour les chrétiens de Syrie ne sont jamais souciésdu sort dramatique de la communauté juive syrienne à l’époque du père, Hafez al-Assad.
Pour vous, le sionisme est un enfant des printemps des peuples. Pourtant, il est dénoncé comme une relique du colonialisme.
Le discours moutonnier de la doxa veut voir dans le sionisme un épigone du colonialisme alors qu’une étude historienne de fond montre, a contrario, qu’il estissu du cœur de la Palestine au milieu du xixe siècle. Il s’agit d’un mouvement de libération de la minorité juive qui entend s’émanciper et s’autodéterminer face à la majorité musulmane. Depuis l’Europe orientale, qui rassemble alors la majorité des Juifs du monde, et la Palestine séfarade dans l’Empire ottoman, on assiste dans les années 1860-1870 à un renouveau de la langue hébraïque via la presse et l’école, premier noyau d’une libération nationale sur une terre qui est au cœur de l’imaginaire juif, générant une nouvelle question nationale à l’instar des questions kurde, arménienne, bulgare, serbe, albanaise…
Un « sionisme ottoman » ?
Nous avons longtempsétudié́ la question nationale juive du point de vue européen. À raison. Mais nous avons oublié en chemin l’Empire ottoman qui représente le « chaînon manquant » dans ce contexte particulier où le non-musulman (ou non-Turc) est un sujet protégé (dhimmi pour les chrétiens et les juifs) qui entend s’affranchir de l’ancien maître musulman. C’est sur ce terreau qu’apparaît le mouvement national juif qui, structuré autour de l’hébreu, offre une définition sécularisée de l’identité juive. Mais la libération du « sujet protégé » en terre d’islam, la volonté d’en finir avec un statut imposé par la violence (et non pas concluavec le consentement des Juifs) se heurte fatalement aux mentalités. Quel maîtreaccepterait de bonne grâce de perdre son pouvoir ? Pour le musulman, l’émancipation du statut de dhimmi signe l’entrée en guerresainte (djihad). Dans l’économie psychique de certains musulmans, un Juif libre et souverain sur une terre (la Palestine) que l’islam a décrétéemusulmane pour l’éternité́est impensable au sens littéral du terme. C’est un bouleversement métaphysique. C’est là que se situe l’un des plus puissants blocages du conflit israélo-arabe.
Donc, ce conflit cache en fait l’affrontement entre le monde musulman et l’Occident ?
Les éléments anthropologiques que j’ai mentionnés s’imbriquent dans une tectonique de plaques plus large qui voit les Occidentaux sur la défensive face à la Russie, la Chine et certains des BRICS (l’Inde hindoue et le Brésil avec ses évangélistes sont des cas à part). Nous, Occidentaux, sommes peu à peu sur la voie du déclin. À cet égard, les réactions à l’endroit du conflit Israël-Hamas montrent un clivage qui isole l’Occident du reste du monde. L’offensive globale contre Israël, y compris désormais depuis l’intérieur même de nos pays par des populations mal intégrées, et encore moins assimilées, est à comprendre dans ce cadre-là.
Aussi mondialisé soit ce phénomène, il possède aussi des spécificités nationales. L’assassin de Bruxelles a grandi sur un terreau particulier. Sa haine de l’Occident n’est pas la même que celle d’un Chinois ou d’un Russe qui, dans le cadre d’une nouvelle guerre froide, croient que les juifs manipulent les États-Unis et contrôlent les médias…
C’est vrai. Les sociétés traditionnelles musulmanes constituent un terreau particulièrement inflammable quand elles sont confrontées à la modernité occidentale, à l’émergence du sujet contre le clan, comme à la contestation des structures d’autorité masculines. Plus le monde traditionnel s’effrite sous les coups de boutoir de la modernité, plus il se raidit. Et ce raidissement met en lumière une violence masculine déchaînée, celle-là même qu’on voit à l’œuvre dans les foules haineusesqui défilent dans les rues de Tunis, d’Alger et deBagdad.
Quel est le poids respectif, dans cet affrontement, de la religion et de l’anthropologie ?
L’affrontement israélo-arabe a pour arrière-fond un conflit anthropologique d’envergure entre une société traditionnelle verticale et clanique, et une société horizontale d’individus. Le nouveau Yishuv (communauté juive en Palestine avant la création de l’État d’Israël) majoritairement ashkénaze, obéit à des normes européennes comme on le voit avec les fondateurs des premiers kibboutz dans les années 1910-1920. Très rapidement, un gouffre culturel énorme sépare les deux sociétés. Un siècle plus tard, ce gouffre est toujours là. Les Gazaouis vivent à soixante kilomètres de Tel Aviv mais la majorité, qui n’a jamais travaillé en Israël, ignore la société israélienne et la plupart ne connaissent pas d’Israéliens. De même, les Tel-Aviviens ignorent tout de la société palestinienne et le nombre d’Israéliens arabophones est de plus en plus faible. Une aberration au vu de la situation géopolitique du pays.Ce fossé ne peut pas être lu en termes « coloniaux » (de quelle métropole les Juifs relèveraient-ils ?), mais en termes culturels. Il aboutit à un constat d’autisme pour les deux sociétés. Ce mur anthropologique constitue un obstacle capital à la paix qui fait passer au second plan d’autres problèmes tels que Jérusalem ou les« implantations ».
Pour certains Français, les nouvelles d’Israël ont une résonance plus directe. Si on admet qu’il existe un continuum entre le Hamas, Daech, le massacre du 7 octobre, Merah à Toulouse et le Bataclan, peut-on craindre qu’un jour les jeunes émeutiers de l’été dernier préfèrent le djihad au pillage d’un Apple Store ?
En octobre 2020, dans le discours des Mureaux, Emmanuel Macron a pointé le danger du séparatisme. À raison puisque la logique de l’islam intégriste est séparatiste. Peut-on imaginer un jour des territoires soustraits à la loi de la République, dont les habitants basculeraient dans la violence parce qu’ils nous regarderaient, nous, comme des étrangers menaçant leur identité et leurs croyances ? C’est possible. C’est déjà en partie le cas quand un ancien préfet parle de 5 millions de personnesvivant plus ou moins en dehors de nos lois et coutumes. Il ne s’agit évidemment pas de5 millions de djihadistes, mais de millions de gens qui, subissant une forte pression sociale au sein d’un espace public islamisé, sont condamnés à se taire au risque de passer pour de « mauvais musulmans ». Pire : pour des apostats. C’est là que vit cettepartie de l’immigration arabo-musulmane, souvent mal intégrée, que la modernité occidentale a bouleversée. Elle a privéles hommes de leur statut de dominant, via la réussite scolaire des sœurs et l’émancipation des femmes. Entre autres. De là, une blessure narcissique qui, ajoutée à une multiplicité de blessures d’amour-propre, constitue le terreau idéalpour une radicalisation musulmane. De là, le retour aux « pieux ancêtres » et à une lecture littérale de l’islam, qui pousse au replisur soi et à la violence.
L’installation en France – terme qu’on emploie faute d’intégration ou d’assimilation –fait-elle évoluer l’anthropologie des immigrés issus des pays musulmans et leurs descendants français ?
Démographiquement, oui lorsque la taille des familles passe de six enfants à deux. L’évolution vers le consumérisme et l’hédonisme va dans le même sens. Mais cette acculturation à la modernité occidentale peut-elle, sans conflit de loyautés, toucher au noyau intime de l’identité, à savoir la dimension musulmane ? Le monde arabo-musulman traditionnel, c’est d’abord un monde d’appartenance au clan et à la communauté des croyants, l’oumma. La dimension musulmaneprime sur la dimension nationale. Sur ce plan, le décalage avec la société française est profond, il peut chez certains encourager une forme de sécession.
Comment cette analyse peut-elle guider notre action ? Et ne me répondez pas que l’École de la République va régler le problème !
L’Éducation nationale telle que nous la connaissons reflète l’esprit d’un Condorcet, elle ne répond certainement pas aux défis posés par une société multiculturelle. Il faut noter en premier lieu que la jeunesse évoquée plus haut a été élevée dans une foi musulmane plus ou moins rigoriste qui s’identifie à la loyauté familiale. Or, en matière d’influence, il arrive souvent qu’il faille choisir entre la famille et l’école, c’est-à-dire entre des codes et des cultures différents. Ce clivage qui s’articule autour de la notion de tolérancerésume l’impasse du multiculturalisme.
En second lieu, il reste à agir rapidement par le biais d’une nouvelle législation sur l’immigration. Le jeune assassin ingouche d’Arras n’a pas été expulsé à temps parce qu’il était entré en France avant l’âge de 13 ans. Sans doute aussi faut-il endiguerl’immigration de peuplement au grand dam du patronat, et sans craindre l’usage par la bourgeoisie « de gauche » de ce qualificatif asséné comme une insulte : « extrêmedroite ! »La peur d’être ainsi désigné paralyse le monde intellectuel parce qu’ellepeut s’accompagner d’une mise à mort sociale. Cette accusation infamanteest donc surtout un facteur de conservatisme social.
Depuis la sortie des Territoires perdus de la République, en 2002, le paysage médiatique français a-t-il changé ?
Assez peu finalement, même si aujourd’hui plusieurs organes d’expression importants permettent d’entendre d’autres points de vue et de développer d’autres analyses. Il est frappant de constater à cet égard que Le Figaro joue aujourd’hui dans le débat intellectuel français le rôle autrefois tenu par Le Monde, celui d’un véritable vivier d’idées.En revanche, du côté des médias financés par l’argent public, l’ostracisation et la stigmatisation restent en vigueur.En ce qui me concerne, par exemple, en dépit de ma victoire judiciaire jusqu’en cassation, l’accusation de « racisme » continue à flotter dans l’air comme un soupçon. Il suffira de déclarer, comme à mon propos, que vous êtes « clivant » pour que les portes se ferment. Elles restent ouvertes en revanche pour le discours faussement compassionnel qui tient lieu de pensée et formate les individus dans un grand nombre d’écoles de journalisme. Nul n’ignore que l’appareil médiatique et une partie de l’Université lui demeurent soumis.