Propos recueillis par Patrick Mandon
Sa courtoisie parfaite et naturelle signale à la fois l’excellente éducation et l’attention sincère aux autres. Avec cela, disert sans affectation : Louis Bozon est un homme hautement fréquentable. Il fut l’une des voix les plus chaleureuses de France Inter, et réussit l’exploit de succéder sans faillir à Lucien Jeunesse, animateur historique du « Jeu des 1000 francs », devenu le « Jeu des 1000 euros ». Puis un jour, le hasard le mit en présence de Marlène Dietrich. Ils ne se quittèrent plus. Louis fut le dernier homme, peut-être l’ami le plus intime de ce « monstre sacré », son compagnon idéal. Et l’on songe au mot de Georges Clemenceau à Marguerite Baldensperger, de quarante ans sa cadette : « Donnez-moi la main, je vous aiderai à vivre, vous m’aiderez à mourir. » Pour Causeur, Louis Bozon a bien voulu participer au jeu des souvenirs.
Causeur. Vous avez connu Marlène Dietrich dans l’intimité : comment était-elle alors ?
Louis Bozon. Je l’ai vue encore rayonnante, auréolée de sa gloire, puis progressivement atteinte par les effets de la solitude, de la réclusion volontaire, de l’âge, mais jusqu’au bout intellectuellement et moralement d’une solidité à toute épreuve. À Paris, beaucoup croyaient que nous étions amants, il n’en fut rien : il y avait entre nous deux une trop grande différence d’âge. On pourrait appeler ça une amitié amoureuse. Pensez que je la portais dans mes bras jusqu’à sa baignoire ! Il m’arrivait alors de devenir le spectateur de moi-même : « Bozon, c’est Marlène Dietrich que tu conduis à sa salle de bain, et qui s’abandonne ainsi contre toi ! » Elle a passé les quinze dernières années de sa vie au lit, renonçant au monde, pour ne pas abîmer l’image qu’elle avait laissée derrière elle : une décision pleine de grandeur et de tragique. Heureusement, ses ressources physiologiques lui ont épargné le total délabrement qu’entraîne une si longue réclusion : les inévitables soucis de santé, l’alcool, les somnifères… Quoi qu’il en soit, dans la splendeur comme dans la misère physique, elle préserva sa dignité.[access capability= »lire_inedits »]
Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontrée ?
Un ami comédien, aujourd’hui mort, Sacha Briquet, me dit un jour : « Veux-tu connaître Marlène Dietrich ? » C’est ainsi que je l’ai invitée à dîner dans un restaurant de la rue des Martyrs, où commençait à se presser le Tout-Paris. Je devais la prendre dans le hall de son immeuble, avenue Montaigne. Ne la voyant pas, je montai au quatrième étage. Une dame, habillée d’un manteau de vison, chaussée de ballerines, peinait à fermer sa porte. C’était elle. Je l’avais imaginée de grande taille, ce qu’elle n’était pas. Au restaurant, en compagnie de Sacha Briquet, tout se passa bien, sauf qu’elle n’aima aucun des plats qu’on lui servit : du merveilleux cassoulet, elle dit, avec une mine dégoûtée, s’adressant à moi : « Ce n’est pas du cassoulet, c’est du ragoût de haricots ! J’en faisais à Gabin[1. Jean Gabin, refusant de travailler en France sous l’Occupation, trouva refuge en Amérique. Pour plaire à ce Français timide, viril, ironique, elle lui prépara des plats « du terroir ». Mariés l’un et l’autre, ils se séparèrent en 1948. Marlène mit longtemps à guérir de cette blessure d’amour. Gabin n’en parla jamais, mais il fit porter à son domicile tous les cadeaux qu’elle lui avait offerts.], je vous en ferai ! » Déjà, elle évinçait Sacha Briquet, qui nous avait présentés l’un à l’autre : voilà bien les femmes ! Cette première rencontre s’était passée si simplement que je n’en avais pas été ému plus que cela. Puis Briquet me téléphone : « Je sors d’une conversation avec Marlène, tu lui as tapé dans l’œil, elle veut te revoir ! » Quelque temps après, j’entends sur mon répondeur la voix douce, assez basse, de Marlène : « J’aimerais vous avoir à dîner. » Nous sommes convenus d’une date : « Vous aurez la recette du cassoulet, qui plaisait à Gabin. »
Ce soir-là, je suis entré dans l’appartement. Je me suis immédiatement dirigé vers une enseigne en forme d’avertissement, sur son piano, que je lus à haute voix : « Les comédiens ne sont pas admis dans cet hôtel. » Elle me dit alors que personne avant moi n’avait remarqué cet objet, pourtant placé en évidence[2. Après la mort de Marlène Dietrich, invité par sa fille, Maria Riva, à prendre ce qu’il voulait dans l’appartement, Louis Bozon choisit ce seul objet.]. Nous ne nous sommes pas quittés, jusqu’à sa mort, plus de trente ans après.
Était-elle avare de confidences ?
Avec Marlène, il ne fallait pas poser de question ni, surtout, se montrer indiscret. Elle me dit un jour : « Je n’ai rien fait pour vous jusqu’à présent, je veux vous accorder un entretien. » Un entretien avec Marlène Dietrich, alors qu’elle refusait systématiquement toutes les propositions qui lui parvenaient : j’étais sur un nuage ! Eh bien, ce fut une rude épreuve, qui dura plus d’une année[3. Cet entretien impossible fut à l’origine d’une rupture de plusieurs mois entre Louis et Marlène, rapportée dans le livre Allô mon ange, c’est Marlène !. Dans le même temps, la mère de Louis tomba malade et mourut. Marlène l’appela aussitôt : accablé, il lui confia qu’il s’était mieux occupé d’elle que de sa propre mère. Marlène répondit : « Oui, je sais, on a fait des bêtises… »] ! Elle reprenait mes questions, les tournait différemment, les refusait. Tout devait être écrit à l’avance, elle ne consentait qu’à lire son propre texte maintes fois corrigé. Elle jouait aussi avec le personnage, avec le « produit » Marlène, fabriqué par d’autres, puis refaçonné par elle-même : à force de le répéter, le mensonge s’imposait comme vérité.
Mais elle pouvait fort bien révéler des faits intimes, des sentiments troublants avec un désarmant naturel : « Ah Gabin ! J’adorais me réveiller près de lui ! Nous, les femmes, nous n’aimons pas toujours nous endormir auprès d’un homme… Gary Cooper ? Tout le monde pensait que j’avais couché avec lui, alors qu’il n’a pas voulu ! Il faut dire que cette Mexicaine vulgaire[4. Il s’agit de Lupe Vélez, actrice d’origine mexicaine, dont on dit qu’elle fut passionnément éprise du beau Gary. Elle se suicida en 1944. Avec Gary Cooper, Marlène Dietrich joua dans Cœurs brûlés (Morocco), de Josef von Sternberg, et Désir, de Frank Borzage.] s’asseyait sur ses genoux dès qu’il avait terminé une scène ! Erich Maria Remarque, quand je l’ai rencontré, m’a dit qu’il était impuissant. Je lui ai répondu que ce n’était pas mon problème. »
Dans le fond, elle détestait Hollywood, qu’elle vilipendait volontiers, et qui se vengea en ne lui attribuant pas l’Oscar que, pourtant, elle méritait amplement. Elle n’a été nommée qu’une seule fois, pour son rôle dans Témoin à charge, de Billy Wilder !
Que se passe-t-il après la guerre ?
Au sommet de sa renommée cinématographique, elle avait touché des fortunes. Après la guerre, elle n’avait plus aucune valeur artistique. Elle avait été bien payée pour les concerts qu’elle donnait aux soldats américains, mais enfin, elle avait interrompu sa carrière. Elle est repartie de zéro, elle a reconstruit son personnage, elle s’est progressivement inventé une silhouette, aidée en cela par Jean Louis, l’un des grands couturiers d’Hollywood, qui a dessiné ses deux fameux habits de scène : le sublime manteau, fait avec les plumes de 250 poussins de cygne, et la robe, qu’on disait cousue à même son corps. Elle tenait grâce à une impalpable fermeture éclair[5. Jean Louis (1907-1997), né Jean-Louis Berthault, à Paris, styliste et couturier hollywoodien de grande renommée : il dessina la robe fourreau que porte Rita Hayworth dans Gilda, ainsi que le modèle « charnel », qui ne cachait rien des formes de Marilyn Monroe, à la soirée anniversaire de John Kennedy.]. Elle gagna encore beaucoup d’argent avec son tour de chant ̶ Frank Sinatra lui en donna l’idée ̶ qui faisait salle comble dans le monde entier. Elle fut contrainte d’y mettre fin, en 1976, épuisée, après une lourde chute : elle avait alors 74 ans[6. Elle imposa Burt Bacharach, dont elle lança la carrière, comme chef d’orchestre et arrangeur de ce superbe tour de chant, commencé en 1953. Bacharach a modernisé la matière musicale de Dietrich. Il fut son dernier amour. Il la quitta, elle en souffrit. Nous conseillons vivement l’enregistrement Dietrich in Rio, et le DVD An Evening With Marlene Dietrich, l’enregistrement à Londres de son récital.]. Elle a toujours démontré une volonté d’indépendance farouche et un caractère trempé. Ainsi a-t-elle aimé la période de la guerre, parce qu’elle y fut utile, et celle de l’après-guerre, parce qu’elle a monté progressivement son spectacle, qu’elle a choisi son tour de chant. Elle dirigeait tout.
Sur le plan matériel, il semble qu’elle ait été à l’abri jusqu’à la fin…
Oui, mais elle dut « faire attention ». Il faut préciser qu’elle se montra généreuse avec sa fille Maria, et avec les enfants de celle-ci. À Paris, son train de vie n’était vraiment plus celui d’une star. Elle n’y possédait aucun bien immobilier, elle n’était que locataire, avenue Montaigne. Marlène, en outre, refusait de « prostituer » ̶ un mot qu’elle employait souvent ̶ son image passée. Elle ne signa donc aucun contrat publicitaire. Parfois, elle me chargeait de vendre un collier, une bague signés Cartier. Il y eut une époque où je ne pouvais plus l’emmener au restaurant ou à l’Opéra, puisqu’elle ne se montrait plus en public. Je me souviens d’un soir où elle m’avait préparé une salade, dans son lit ! Elle ferma sa porte aux célébrités. Elle n’a voulu recevoir ni Michaël Jackson, qui attendait au pied de son immeuble, ni Kirk Douglas, ni même Douglas Fairbanks. Avec Jean-Pierre Aumont, elle prenait la voix d’une bonne espagnole : « La Madame elle est pas là ! » Elle ne supportait pas le voyeurisme : « On ne vient pas me voir, on vient me regarder ! »
Des « caprices » qui révélaient également la complexité de sa personne ?
Elle avait son propre sens de la hiérarchie, qui lui faisait paraître odieuses ou acceptables des choses contradictoires. Maintes fois, elle convia chez elle, quand elle recevait encore, Orson Welles, qui ne vint jamais. Elle ne s’en offusqua pas : « C’est un génie, mon ange. » Un jour, je l’invite dans un établissement de prestige. À peine étions-nous à table qu’elle me dit : « Trop chic pour moi ! » Vient le moment de partir, le personnel lui fait une haie d’honneur, on lui présente le livre d’or, qu’elle refuse de signer : « Qui suis-je pour cela ? » Mais voilà que, dans la rue, nous croisons trois travestis. Ils l’entourent, la complimentent, s’extasient. Que croyez-vous qu’il arrivât ? Elle les a tous embrassés, et a donné un autographe à chacun ! Un autre soir, elle me dit : « À l’Alcazar, il paraît que quelqu’un m’imite. » Nous y allons. Arrive le numéro, emprunté à la scène de sa mort dans le film Agent X27[7. Agent X27, film de Josef von Sternberg (1931).], que je connaissais et que je trouvais remarquable. Marlène n’a pas apprécié du tout : « Ce n’est pas moi ! » Et nous sommes partis. Cela aussi, c’était Marlène. En revanche, la parodie de L’Ange bleu à laquelle se livre Helmut Berger dans Les Damnés, de Visconti, lui plaisait beaucoup. Elle avait appelé Visconti au téléphone, souhaitant rencontrer Berger. Un peu plus tard, le croisant place François Ier le jour de la mort du metteur en scène italien, elle s’étonna. Il répondit : « La famille ne veut pas de moi. »
Vous avez peuplé sa longue retraite, vous l’avez choyée…
J’étais l’homme français qui représentait la sécurité. Elle aimait ma solidité, je la rassurais. Sa fille m’avait prévenu : « Elle se servira de toi, puis elle te jettera. » Eh bien non ! J’ai retrouvé un enregistrement téléphoné, où elle me dit : « Ne m’abandonnez pas, ne m’abandonnez pas ! » J’entends ma voix lui répondre : « Je ne vous abandonne pas, Marlène, je vous aime. »
Quelle sera, selon vous, sa postérité ?
La jeune génération connaît-elle encore ses films ? J’en doute. Il demeure qu’elle a payé son tribut à notre société. Elle s’est engagée contre son pays natal, c’est-à-dire contre les nazis. Il lui fallait du cran. C’est par là qu’elle est entrée dans l’Histoire.[/access]
Allô mon ange, c’est Marlène !, Louis Bozon, Michel Lafon éditeur.
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