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La France d’après arrive, et elle n’est pas belle à voir

Les analyses des cartes électorales françaises de Jérôme Fourquet ne sont pas forcément réjouissantes


La France d’après arrive, et elle n’est pas belle à voir
Jérôme Fourquet. Photo : Hannah Assouline.

Cette France où l’extrême centre se radicalise et où la jeunesse n’emmerde plus le Front national fait peur, et elle vous fera presque regretter cette « gauche Velib » qui avait voté Macron lors de sa première élection… Explications.


Et si Jérôme Fourquet était un peu le fils caché d’André Siegfried, pionnier de la sociologie électorale du début du XXème siècle, et d’Emmanuel Todd, l’homme qui avec des cartes et des données avait prédit la chute de l’URSS dès 1976 ?

Après l’Archipel français, le très médiatique sondeur continue d’ausculter La France d’après (Seuil), une France à deux vitesses au moins, celle qui boit du café en capsule et celle qui le boit en dosette.

Dans L’Argent, Charles Péguy situait en 1880 le moment où le pays est passé du monde ancien à la modernité. Pour Jérôme Fourquet, une autre grande bascule, ce fut 1992. 1992, c’est le moment où la France vote Maastricht (de peu). 1992, c’est aussi le moment où l’usine de Renault de Billancourt ferme. 1992, c’est enfin l’ouverture de Disneyland…


Avec ce nouvel ouvrage stimulant, Jérôme Fourquet montre à travers une série de monographies régionales et de données statistiques l’état des esprits dans la France de Macron ; le lecteur apprend à distinguer la France qui mange au kebab de celle qui danse le country ; celle qui lit les pages saumons du Figaro et celle qui lit les pages Débats ; la France acquise à la laïcité de longue date et la France catholique zombie, qui ne va plus forcément à la messe mais qui a finalement boudé le parti animaliste lors des Européennes de 2019.

La macronie a changé de groupe sanguin

La séquence électorale de 2022 est passée par là, donnant son lot de précisions et de confirmations des grandes tendances à l’œuvre. Elle a continué d’accélérer la chute des deux anciens partis de gouvernement, le PS et LR. Emmanuel Macron est parvenu à se qualifier une deuxième fois au second tour, non sans avoir changé une partie de son socle électoral. Exit l’électorat de l’Est parisien, qui constituait encore le gros des troupes du macronisme de gauche en 2017, ce que Jérôme Fourquet appelle la gauche « Vélib’ ». Déçue par la tournure du premier quinquennat, elle est venue renforcer la Nupes cinq ans plus tard. En fait, Macron a vu un quart de son électorat du premier tour de 2017 disparaître dans la nature. S’il fallait chercher un archétype de cet électorat, on pourrait citer Cédric Villani, élu député LREM il y a six ans qui a fini candidat Nupes en juin 2022. Sur le média Le Crayon, Villani réagissait récemment à la déclaration d’amour d’Emmanuel Macron à « la bagnole » (le 24 septembre dernier dans une énième intervention télévisée) en des mots peu tendres, dénonçant « le demi-siècle » de retard du président, à la manière d’une Greta Thunberg à barbe et scarabée.

Cédric Villani, mathématicien, février 2017. SIPA.

Délesté de son aile gauche, le candidat Macron a en revanche fait le plein de voix parmi l’électorat filloniste de 2017. 37% des électeurs de François Fillon ont choisi Macron au premier tour en 2022. En fait, la mutation avait commencé dès les Européennes, en 2019, quelques semaines après que l’Ouest parisien a vu défiler sous ses fenêtres les gilets jaunes ; la liste du malheureux François-Xavier Bellamy et ses inquiétudes de prof de philo catholique n’avaient pas fait le poids face au macronisme, soudainement érigé en parti de l’Ordre. Fourquet compare cette mutation de la composition du vote macroniste à un changement de groupe sanguin chez un individu, phénomène extrêmement rare mais qui peut arriver à la suite d’une greffe de moelle épinière.

Surtout, le vote Macron est celui des vainqueursde la mondialisation. Fourquet décortique les scores du candidat LREM dans le vignoble bourguignon, territoire qui exporte très bien ses vins et fait vivre tout un tas de professions qui gravitent autour de la vigne. Les scores du président Macron, élevés (43,6% au premier tour à Volnay, 41,3% à Pommard) sont presque corrélés à la qualité des crus ; on pourrait se rendre à la foire aux vins avec une carte électorale. Dans le bordelais, en revanche, où des groupes financiers ont mis la main sur beaucoup de châteaux et où la viticulture emploie principalement une main d’œuvre d’Europe de l’Est et du Maghreb, la rente du vin fait vivre moins de monde, et moins bien : au premier tour, Macron domine à Saint-Emilion mais Marine Le Pen l’emporte dans le Médoc. Quant à l’ancien Languedoc-Roussillon, malgré un effort de montée en gamme, le pays vit bien plus chichement et est un bastion du lepenisme.

Des îlots de prospérité en plein cœur de la France périphérique

Il y a également la France des stations balnéaires, des stations de ski, les frontières suisses et luxembourgeoises qui constituent des halos privilégiés en plein cœur de la France périphérique. Dans une très grande couronne encerclant l’Île-de-France (ce que Fourquet appelle « la marge francilienne »), comprenant l’Eure, la Somme, la Seine-et-Marne, l’Yonne et le Loiret, l’auteur détecte une sorte de no man’s land pavillonnaire, constituée d’une population perpétuellement sur la route, regardant le cours du gasoil à la pompe comme le peuple parisien regardait le cours du blé à la mi-juillet 1789. Des territoires qui ne sont pas encore Paris, plus tout à fait la Bourgogne, la Normandie ou la Picardie, où les habitants n’ont pas d’identité régionale forte, où l’on n’a pas de club de foot majeur à supporter. Ces territoires ont été le terreau de la révolte des gilets jaunes (quelques figures du mouvement en étaient issues) et ont aussi envoyé plusieurs députés RN en juin 2022 à l’Assemblée nationale. Au milieu de ces territoires acquis au RN, quelques communes font de la résistance et placent en tête le candidat Macron : Fontainebleau, Barbizon, Chantilly ou Giverny. La France des châteaux et des musées tient le choc, au même titre que certains territoires privilégiés comme le Luberon. Comme si France avait créé des gated communauties (ces quartiers résidentiels fermés qui existent en Amérique du Sud et du Nord) mais « à la française », sans clôture ou gardes armés, mais épargnés par la marginalisation grâce aux sites touristiques ou aux vignobles prestigieux qu’ils renferment. Dans la France archipélisée, des îlots de prospérité se distinguent, délimités par le limes entre votre RN et votre LREM.

Dans l’ensemble du pays, des conflits d’usage du territoire apparaissent un peu partout, opposant ceux qui doivent se déplacer ou ceux qui vivent ou vivaient d’une industrie polluante d’un côté, et les partisans d’une France bucolique et écolo de l’autre. Dans la Vologne, la nette amélioration de la qualité de l’eau, à la suite des fermetures d’usine, a permis d’accueillir certaines épreuves du championnat du monde de pêche à la truite ; ce qui n’a pas tellement calmé la grogne des anciens ouvriers du coin, définitivement acquis à Marine Le Pen. Ça nous renvoie au débat qui avait opposé Arnaud Montebourg, champion de la démondialisation, à Michel Houellebecq, favorable à une France des hôtels et des spas, au début des années 2010. En 2013, l’écrivain répondait ainsi au Point :

« Je ne tiens pas à en faire état excessivement, mais je suis issu d’un milieu pauvre, j’ai été élevé par mes grands-parents, qui étaient des prolétaires, et certains dans leur famille avaient effectivement travaillé dans les hauts-fourneaux. Leur témoignage était unanime : c’était l’enfer. Ils avaient quitté leurs campagnes poussés par une misère atroce et ils s’étaient retrouvés en enfer ; leur grande crainte, c’était de mourir avant d’avoir pu profiter de leur retraite, leur grande crainte était de se tuer à la tâche, et ce n’était pas une hyperbole. Ouvrier d’usine à la chaîne, c’est quand même une condition inhumaine et ignoble. Donc, moi, la nostalgie des hauts-fourneaux, je ne marche pas bien là-dedans. C’est un peu égoïste, mais, si les damnés de la terre sont maintenant des Indonésiens, ma première réaction n’est pas de m’en plaindre » 

L’extrême centre se radicalise

Fourquet dessine un bloc élitaire qui a renforcé sa conscience de classe et sa cohérence idéologique avec l’apparition d’Emmanuel Macron. Il est plus européiste qu’il ne l’était au moment de Maastricht. Les élites qui votaient jadis le PS, le RPR et l’UDF avaient chacune leurs valeurs propres. Avec la macronie, elles se sont fondues dans un même ensemble de valeurs. En quelque sorte, l’extrême centre, lui aussi, s’est radicalisé ; réuni dans la macronie, il peut désormais se passer du vote populaire, réparti entre le RN et LFI, durablement irréconciliables. Le bloc élitaire est plus international, plus mondialisé. L’Express serait son bulletin paroissial. Jadis sédentaires, les Français des winners de la mondialisation travaillent plus volontiers à l’étranger qu’au moment de Maastricht. Ils parlent aussi davantage l’anglais, aussi nécessaire pour s’intégrer dans la mondialisation que ne l’était le latin pour entrer dans le clergé au Moyen Âge. Malgré un déficit commercial qui s’est alourdi, la France exporte beaucoup plus de biens qu’en 1992 ; toute une population tire profit de la mondialisation et n’a pas du tout envie que les frontières se referment. Le Rassemblement national lui fait à peu près autant horreur que la France insoumise.

La jeunesse n’emmerde plus le Front National

Fourquet repère des constantes et surtout des ruptures. Les ruptures, c’est la disparition du communisme municipal en Seine-Saint-Denis, où les maires chaudronniers ont été remplacés par des édiles consultants en marketing. C’est la fin des Marie et des Maria en Corse, mais aussi des lucioles, les premières, victimes d’une déchristianisation récente mais massive, les secondes d’une bétonisation de l’Île de Beauté, à grand renfort de centres commerciaux et de parkings. Les jeunes corses boudent les processions villageoises, pour préférer les concerts de maître Gim’s même si le vote nationaliste corse se porte bien.

Fourquet observe aussi l’évolution des classes d’âge : les 18-24 ans de 2002, qui ne votaient Jean-Marie Le Pen qu’à hauteur de 7% au second tour, ont désormais entre 38 et 44 ans. En 2022, ils ont voté pour la fille de ce dernier à hauteur de… 47%. C’est comme si cette jeunesse, qui « emmerdait » jadis le Front National avec Bérurier Noir, avait depuis téléchargé les morceaux de Docteur Merlin ! Et puis, il y a aussi des étrangetés, presque imperceptibles depuis Paris. Les Bonnets rouges bretons, le vote régionaliste alsacien, le parti animaliste et surtout Jean Lassalle. Ce dernier, perçu au-dessus d’un axe La Rochelle-Oyonnax comme un poète félibre pas toujours compréhensible, fait de très beaux scores en dessous, non seulement dans ses Pyrénées natales, mais aussi dans les autres régions montagnardes, à commencer par la Corse. Fourquet propose même un graphique corrélant l’altitude de la commune et l’ampleur du vote Lassalle : entre 750 et 1 500 mètres d’altitude, Lassalle est à deux doigts de décrocher le maillot du meilleur grimpeur. Il s’essouffle en revanche quand on approche des stations de ski luxueuses.

A défaut de lire dans le marc de café, Jérôme Fourquet distingue la France qui le boit en capsule de celle qui le boit en dosette. A la fin, il propose toutefois une prospective au sujet des trois blocs électoraux : LREM, RN et LFI. Aujourd’hui, le Rassemblement national apparaît aux yeux de Fourquet comme le bloc le plus solide ; sa victoire en 2027 semble de moins en moins inenvisageable. Il y a en fait une course contre la montre entre l’ensauvagement du pays (l’auteur consacre de nombreuses pages à l’impressionnante montée de la violence dans la société) qui pousse une partie de l’électorat dans les bras de Marine Le Pen, et le raidissement du bloc élitaire qui ne veut surtout pas sortir de la mondialisation.

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Professeur démissionnaire de l'Education nationale

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